Un but louable doit-il absolument entrer dans un écrin spécial destiné à sa réalisation? Non, car cela favorise des superpositions administratives lourdes et superflues. Au final, Les «Forums», les «Instituts», les «Observatoires» restent alors comme des ruines dans un champ qui n’est plus labouré, à l’exemple du Forum humanitaire mondial.
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La saga du Forum humanitaire mondial peut être classée dans le vieux clivage entre le dispositif normal de l’action publique et les missions spéciales. Faut-il créer une institution spéciale chaque fois qu’une bonne idée, qu’un but louable est cerné? Ou au contraire, peut-on exiger des services existants qu’ils suivent de près les questions d’actualité tout comme les tendances lourdes de la civilisation?
J’opte pour le dispositif normal. L’argument principal tient à la dimension organisationnelle elle-même. Une bonne idée parcourant le monde doit être appliquée sur le terrain. Le fait de l’externaliser lui enlève les jambes, à savoir l’exécution pratique. Une agence d’état-major ne peut pas tout commander à distance. Tout au plus elle a un effet paralysant, avec des séances interminables et des papiers érudits mais sans clés d’exécution.
Et une bonne idée touche toujours les compétences de plusieurs départements d’une organisation. On n’a pas le choix, il faut mettre en marche ces départements tous ensemble, il faut les coordonner, mais de l’intérieur. Il faut, si la décision est prise, inculquer la promotion des femmes, de la paix, du plein-emploi, de l’intégration des immigrés aux différents paliers et départements de la fonction publique. On peut même prévoir des sanctions si un but n’est pas poursuivi ou n’est pas atteint. Une raison supplémentaire pour charger le dispositif normal de buts spéciaux tient à la psychologie des services concernés. Si l’on externalise la mission spéciale, l’organisation peut se sentir déchargée de cette tâche. En outre, si toutes les bonnes idées sont enlevées aux fonctions en place, ces postes sont dévalorisés. Mais nos administrations publiques sont très performantes, elles occupent – encore – des personnes bien formées et motivées.
Prenons maintenant l’autre bout de l’argumentation, à savoir les failles probables et répétées des missions spéciales. Beaucoup de «bonnes idées» émanent d’une conjoncture momentanée. Après quelques mois, d’autres urgences occupent le débat public. Les «chattering classes», les «analystes de symboles» comme on peut appeler les intellectuels et ceux qui se croient en être, changent de mode plus souvent que se suivent les collections de printemps dans les magasins. Les «Forums», les «Instituts», les «Observatoires» restent alors comme des ruines dans un champ qui n’est plus labouré. On cesse de les fréquenter, et les fonds se raréfient. Et quand on parle des fonds, il faut souligner qu’ils proviennent du denier public: on fait de bonnes œuvres avec l’argent des autres. Il faut le dire crûment.
Un «Observatoire» qui mobilise des fonds privés est bien plus crédible, les flux qu’il sait mobiliser témoignent de l’acceptation directe, constante dont il est l’objet. Les fonds publics par contre sont sollicités comme un droit, et celui qui s’y oppose est supposé d’être contre l’idée la plus magnanime du monde: la paix, l’humanité, les femmes, les pauvres.
Souvent, les fonds sont dépensés sans compter quand on combine une bonne idée et des zélotes peu rodés en technique de gestion. Et les personnels que de telles missions spéciales attirent sont des vieux renards en fin de carrière disposant des liens nécessaires pour obtenir les fonds, comme on voit le bien avec Kofi Annan et Walter Fust pour le Forum humanitaire mondial. Ou bien de jeunes universitaires aspirant au contact immédiat avec des gens importants qu’on espère mobiliser par l’institution. Des carrières très rapides se construisent sur ce modèle. Mais les vieux tout comme les jeunes ne restent pas longtemps. Le champ ne sera pas plus labouré par les uns que par les autres.
Devant ma porte, je peux observer la cristallisation d’une nouvelle idée généreuse. A Berne, certains veulent faire construire une «Maison des religions». Cette cristallisation se fera donc en béton et en tuiles. Les secrétariats des trois religions monothéistes paieront un nouveau secrétariat superposé qui organisera des rencontres. Mais la ville de Berne compte des lieux de séminaire tout neufs, dans le Centre Paul Klee, dans le Kursaal, dans plusieurs hôtels récemment rénovés et agrandis. Ce double emploi ne laisse pas présager une efficience élevée par mètre carré. Mais quel calcul profane fais-je là!
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