Art de la guerre monétaire et économique

Martin Wolf : Chinoiseries monétaires

 Chinoiseries monétaires, par Martin Wolf 

Dans sa confrontation, les yeux dans les yeux, avec la puissance émergente, la superpuissance a donc cillé : le Trésor américain a ajourné la publication, initialement prévue le 15 avril, d’un rapport devant dire si oui ou non la Chine se livre à une manipulation du taux de change. Une série de consultations multilatérales et bilatérales étant en cours, il était en effet normal de laisser une chance à ces négociations avant d’envisager des mesures.

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Cela dit, la Chine manipule-t-elle la monnaie ? Oui.

Pékin est intervenu à une échelle gigantesque pour maintenir son taux de change à un niveau faible. Entre janvier 2000 et fin 2009, les réserves chinoises en devises étrangères ont augmenté de 2 240 milliards de dollars ; après juillet 2008, date à laquelle l’appréciation progressive (entamée trois ans plus tôt) du yuan par rapport au dollar fut stoppée, les réserves chinoises se sont accrues de 600 milliards de dollars. Elles représentent aujourd’hui près de 50 % du produit intérieur brut (PIB). Par ailleurs, un vaste train de mesures a été déployé afin d’amortir les effets inflationnistes de cette intervention.

Ainsi, la Chine a contrôlé à la fois l’appréciation du taux nominal et du taux réel de change. Cela constitue sans conteste une manipulation de la monnaie. Ces mesures relèvent également du protectionnisme, puisqu’elles équivalent à l’instauration d’un droit de douane uniforme et à une subvention aux exportations.

Charles Gave : « A partir de maintenant et pour au moins dix ans, les actions vont faire beaucoup mieux que les obligations » (cliquez sur le lien)

Certains économistes ne voient pourtant pas les choses ainsi et avancent quatre contre-arguments : en premier lieu, si l’intervention est massive, la distorsion reste minime ; deuxièmement, l’impact sur la balance globale des paiements est modeste ; troisièmement, les « déséquilibres » mondiaux n’ont aucune importance ; enfin, le problème, quoique réel, est en passe d’être résolu. Examinons chacun de ces points.

En ce qui concerne le premier, les estimations de l’étendue de la sous-évaluation varient énormément : certains prétendent même que le yuan est surévalué. Cela résulte en partie du recours à des méthodologies différentes – taux de change d’équilibre tendanciel contre parité de pouvoir d’achat -, et en partie d’appréciations différentes du point de départ qu’il convient d’adopter. Si, par exemple, la population chinoise était libre d’exporter son épargne, et que le monde était libre d’acheter des actifs chinois, les flux de capitaux seraient certainement très différents.

On peut estimer plausible que la sous-évaluation est considérable, atteignant peut-être les « 25 % pondérés sur la base du commerce extérieur et 40 % par rapport au dollar » que suggère Fred Bergsten, du Peterson Institute for International Economics, plutôt que l’estimation de JPMorgan, selon laquelle le taux de change réel pondéré des échanges internationaux n’est que de 10 % supérieur à son niveau moyen depuis le début de 1994, alors que la Chine est l’économie qui a connu la plus forte croissance au monde sur la période !

Sur le deuxième point, Stephen Roach, de Morgan Stanley, soutient que les différences dans le comportement d’épargne déterminent les balances des comptes courants et que l’excédent chinois ne peut donc déterminer le déficit global des Etats-Unis.

Ni l’un ni l’autre de ces arguments ne me paraissent convaincants. Si la monnaie chinoise influence les taux de change du dollar des concurrents de la Chine, comme c’est à coup sûr le cas, elle ne peut qu’affecter les équilibres multilatéraux. De surcroît, si les taux de l’épargne déterminent les taux de change réels, l’inverse est également vrai. Cela est dû au fait que les gouvernements se préoccupent de la croissance. Le taux de change chinois réel a contribué à une augmentation des exportations nettes équivalant à 5,6 % du PIB entre 2006 et 2008. Les autorités chinoises n’avaient aucune raison de faire baisser l’excédent d’épargne à ce moment-là : il était transféré dans les exportations nettes. Mais lorsque les exportations nettes ont plongé en 2009, amputant de 3,9 % le PIB, Pékin a pris des mesures pour diminuer l’excédent d’épargne en accroissant le crédit intérieur et les investissements.

M. Roach pointe également le niveau actuel négligeable de l’épargne nette aux Etats-Unis. Mais cela résulte également d’une compensation budgétaire de l’augmentation des excédents d’épargne dans le secteur privé. Pourquoi était-il nécessaire d’y procéder ? Réponse : avec un énorme déficit structurel des comptes courants, une augmentation de l’épargne privée américaine aurait, sans cela, entraîné une dépression. En somme, les excédents d’épargne sont une variable de la politique économique, pas une donnée fixe.

Sur le troisième point, oui, en effet, les déséquilibres ont leur importance. Comme le montrent Anton Brender et Florence Pisani dans une brillante étude (Global Imbalances and the Collapse of Globalised Finance, Centre for European Policy Studies, 2010), la principale caractéristique du flux de capitaux en provenance des économies émergentes est qu’il s’est présenté sous la forme de réserves – une augmentation globale de près de 6 000 milliards de dollars au cours des années 1980. Cela a conduit à une énorme augmentation de la demande de liquidités et d’actifs sûrs. Notre « habile » secteur financier a alors fabriqué à grande échelle de tels actifs, avec les résultats que l’on sait…

De plus, comme l’a souligné dans un discours récent Mark Carney, le gouverneur de la Banque du Canada, la persistance de ces déséquilibres peut avoir deux conséquences : soit les pays présentant de gros déficits extérieurs continuent à enregistrer des déficits budgétaires colossaux jusqu’à ce que « les taux d’intérêt mondiaux entament leur remontée, ralentissant l’investissement privé et finissant par faire baisser le potentiel de croissance » ; soit ils réduisent fortement leurs déficits sans qu’il y ait de compensations dans les pays excédentaires, auquel cas on serait confronté à une « demande mondialement déficiente ».

Quant au quatrième point, Jim O’Neill, premier économiste chez Goldman Sachs, soutient que l’excédent chinois est en passe de cesser d’être un facteur significatif. Il est vrai que, par rapport au PIB, il a diminué de moitié depuis 2007. La question est de savoir si ce phénomène est structurel ou s’il résulte de mesures exceptionnelles et temporaires. La Banque mondiale, elle, s’attend toujours à voir les comptes courants chinois se stabiliser à des niveaux élevés, avec des exportations nettes qui devraient contribuer positivement à la croissance. M. O’Neill va donc un peu vite en besogne.

Ma conclusion est donc que le yuan est sous-évalué, que cela met en danger le redressement mondial, que les initiatives chinoises n’ont apporté aucune solution au problème, qu’une appréciation réelle du yuan est nécessaire pour amener un rééquilibrage de compétitivité, et qu’en raison du souhait des Chinois de contenir l’inflation, un relèvement de leur monnaie est nécessaire pour parvenir à son appréciation réelle. Les Etats-Unis ont eu raison de laisser sa chance au dialogue. Mais parler ne doit pas empêcher d’agir.

Cette chronique de Martin Wolf, éditorialiste économique, est publiée en partenariat exclusif avec le « Financial Times ».(Traduit de l’anglais par Gilles Berton)

LE MONDE ECONOMIE | 12.04.10
 
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EN COMPLEMENT : Nouveau record pour les réserves de change de la Chine: 2.447 mds dollars

Les réserves de change de la Chine ont atteint un niveau record de 2.447 milliards de dollars fin mars, enregistrant une hausse de plus de 25% en glissement annuel, a annoncé lundi la Banque centrale. 

Ces réserves de change, devenues début 2006 les premières au monde, totalisaient 2.399,2 milliards de dollars fin décembre, enregistrant une hausse de 23,28% en glissement annuel, selon les précédentes statistiques. 

Elles ont rapidement augmenté au cours des dernières années en raison de l’accroissement des investissements étrangers, des excédents commerciaux importants et de l’afflux d’argent spéculatif, facteurs qui ont été tempérés par la crise économique mondiale.

PEKIN, 12 avr 2010 (AFP)

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Commentaire : La Chine et ses réserves/La nouvelle force mondiale (cliquez sur le lien)

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