La vraie raréfaction des terres cultivées
L’engouement pour les terres cultivées en tant qu’objet d’investissement repose sur des facteurs tant cycliques que structurels. Le recul global de leur disponibilité n’explique pas tout.
Depuis quelques années déjà, des investisseurs étatiques et privés achètent ou louent des terres cultivées à l’étranger (pratique nommée «land grabbing»), afin de garantir à long terme la couverture de leurs besoins en produits alimentaires. L’International Food Policy Research Institute de Washington estime que 15-20 millions d’hectares de terres ont fait l’objet de telles transactions transfrontalières depuis 2006. Parmi les acteurs les plus actifs sur ce plan figurent la Corée du Sud et la Chine, mais aussi l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis. La majorité des terres cultivées ainsi acquises se situent en Afrique et en Asie du Sud-Est, tandis que l’Amérique du Sud n’a joué qu’un rôle marginal jusqu’à présent, malgré potentiel qu’elle recèle.
Ces transactions tombent aujourd’hui sous le feu d’une critique de plus en plus véhémente, car elles sont principalement réalisées dans des pays confrontés à des pénuries alimentaires et dont la population souffre de sous-alimentation. Les adversaires de cette pratique voient dans ces acquisitions une forme de néocolonialisme, puisqu’elles «dépouillent» les populations locales de leur bien le plus précieux. Les investisseurs, à l’inverse, se défendent en invoquant les transferts de savoirs liés à ces investissements directs qui permettent aux entreprises agricoles locales sous-développées de réaliser une avancée technologique synonyme d’augmentation de la productivité et de création d’emplois.
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Le boom des terres cultivées repose sur des facteurs cycliques et structurels. L’important renchérissement des matières premières agricoles au cours de dernières années constitue le volet cyclique. Grâce à la demande croissante de biens agricoles et à la raréfaction de l’offre due à des récoltes modestes, les revenus dégagés par les produits agricoles ont augmenté. Les terres cultivées ont ainsi généré un rendement plus élevé et leurs prix se sont inscrits à la hausse dans de nombreuses régions.
Sur le plan structurel, l’attrait croissant des terres cultivées s’explique par le recul global de leur disponibilité. Selon les statistiques des Nations Unies, les surfaces exploitées au niveau mondial n’ont que très lentement progressé depuis les années 1960 et elles ont même diminué depuis les années 1990, tandis que la population mondiale n’a cessé de croître.
Selon les régions, la situation peut varier du tout au tout. Tandis que les surfaces nettes cultivées en Amérique du Nord, en Europe et dans de grandes parties de l’Asie tendent à diminuer, celles d’Amérique du Sud et d’Afrique connaissent une impressionnante expansion.
L’une des principales causes historiques du recul des terres cultivées réside dans le fait que les cités se sont implantées à proximité de terres cultivées et, croissance de la population et urbanisation aidant, connaissent aujourd’hui une forte expansion.
Ces cités ont progressivement empiété sur les terres cultivées aux alentours, au détriment des surfaces agricoles. A elle seule, la Chine a ainsi perdu 14,5 millions d’hectares de terres cultivées entre 1974 (début de l’ouverture économique) et 1995, soit l’équivalent de 3,5 fois la superficie de la Suisse.
Le caractère planétaire de ce phénomène a réduit de moitié – de 0,44 ha à 0,22 ha – les surfaces cultivées disponibles par habitant entre 1960 et 2010. En dépit de ces énormes pertes de terres, les prix réels de biens agricoles importants ont chuté – alors qu’ils auraient dû augmenter- au cours de ces dernières décennies, une contradiction que seuls les gains substantiels de productivité permettent d’expliquer.
Grâce à la Révolution verte du début des années 1960, qui a vu l’introduction de semences présentant un meilleur rendement, l’intensification de l’irrigation ainsi que l’amélioration de la fertilisation, les pertes de surfaces exploitées ont pu être plus que compensées.
Or les modifications fondamentales ainsi apportées aux techniques agricoles sont en partie responsables de problèmes qui ne transparaissent pas dans les statistiques relatives aux superficies exploitées. Ainsi, la qualité des sols, déterminante pour le rendement potentiel, pâtit des interventions de l’homme. Les pratiques agricoles non durables nuisent gravement à la qualité des terres et réduisent les rendements à long terme. Véritable revers de la médaille de la Révolution verte, l’utilisation inappropriée des nouvelles technologies a des conséquences désastreuses, en particulier dans les pays émergents où le niveau de développement du secteur agricole est faible.
Par ailleurs, la dégradation des sols est la plus marquée dans les régions qui présentent le plus important potentiel en termes de production agricole: en Afrique et en Amérique latine. Selon des enquêtes du réseau World Soil Information, la main de l’homme a appauvri plus de 60% des terres cultivées africaines.
Toutefois, notre planète dispose encore d’énormes réserves de terres qui pourraient être exploitées à des fins agricoles et compenser le recul des surfaces évoqué plus haut. Comme le montre l’exemple du Brésil, il ne s’agit pas de considérations purement théoriques: le plus grand pays d’Amérique latine a ainsi étendu ses surfaces agricoles de 35% depuis 1980. Mais l’Afrique recèle, elle aussi, d’importantes étendues de terres au sud du Sahara qui pourraient être ensemencées.
Cette option a toutefois un coût élevé. Trop souvent, l’acquisition de nouvelles terres cultivables se fait au détriment de la nature. Les forêts tropicales, qui régulent le climat au niveau mondial, en sont les premières victimes. Les conséquences en termes de gaz à effet de serre sont énormes: aujourd’hui déjà, l’activité agricole est responsable de 14% des émissions de gaz à effet de serre. L’abattage des forêts – qui vise en premier lieu la création de nouvelles terres arables – est, pour sa part, responsable de 18% des émissions.
Le défi planétaire consistant à répondre à la demande future de produits agricoles par une extension de la production est étroitement lié à des défis climatiques et environnementaux. Le monde agricole et le monde politique devront par conséquent se rendre à l’évidence: la demande croissante devra être satisfaite en premier lieu grâce à des gains de productivité supplémentaires, et dans une bien moindre mesure par l’exploitation de nouvelles surfaces. Il sera par ailleurs déterminant de garantir une utilisation plus durable des terres dans les pays émergents grâce à une meilleure formation à l’utilisation des produits chimiques et un durcissement de la réglementation en la matière. Ce n’est que de cette manière que les pertes de terres cultivées et l’expansion au détriment de la nature pourront être endiguées.
Moritz Baumann Strategy Research Bank Julius Baer & Co, Zurich JUIN11