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Jean-Pierre Béguelin , Michel Juvet, et Fabrizio Quirighetti : Débat entre trois économistes pour mesurer la gravité des choses.

 Jean-Pierre Béguelin , Michel Juvet,  et Fabrizio Quirighetti : Débat entre trois économistes  pour mesurer la gravité des choses.

Le choc à venir est donc vraisemblable. Et les difficultés qui se sont manifestées ne vont pas disparaître du jour au lendemain. Mais, rationnellement, il est aléatoire d’en quantifier l’intensité et la longueur tant nous avançons avec une visibilité quasi nulle. Brouillard devant les yeux et brouhaha dans les oreilles: les discours pessimistes et catastrophistes des hérauts des jours noirs se mêlent aux élucubrations magiques, aux vieilles recettes dénuées de succès et aux fausses évidences. D’où l’intérêt, dans cette édition, de faire dialoguer trois économistes chroniqueurs et invités du Temps pour mesurer la gravité des choses.

 «La Banque centrale européenne créera l’événement de 2012» L’euro peut-il survivre? La croissance va-t-elle repartir? Où peut-on encore investir?Trois spécialistes de l’économie échangent leurs vues sur ce qui se prépare cette année

Il y a une année dans ces colonnes, plusieurs chroniqueurs des pages Finance du Temps débattaient de l’avenir de l’euro. Ils voyaient l’Europe aller encore «très longtemps de crise en crise». Douze mois plus tard, le tabou d’un redimensionnement de la zone euro est tombé. Pour les investisseurs, le principe du placement sans risque, incarné jusque-là par le AAA des Etats développés, ne tient plus.

Pour se projeter en 2012, nous avons cette fois réuni, le 13 décembre dernier, Jean-Pierre Béguelin , chroniqueur au Temps et ancien économiste en chef de Pictet & Cie, Michel Juvet, directeur de la recherche et associé de Bordier & Cie, et Fabrizio Quirighetti, chef économiste de la banque Syz & Co.

Débat animé par Mathilde Farine, Valère Gogniat et Frédéric Lelièvre

PLUS DE DEBAT EN SUIVANT :

Le Temps: A quoi ressemblera la zone euro dans douze mois?

Fabrizio Quirighetti: Elle prendra la même forme qu’aujourd’hui, mais elle sera plus intégrée. Les rôles seront mieux définis, notamment celui de la Banque centrale européenne (BCE). Je ne crois pas à un éclatement.

Michel Juvet: Je m’attends à une zone euro multidimensionnelle. La rupture avec l’Angleterre est extrêmement importante et signale le début d’une zone euro qui sera probablement plus petite et séparée de l’Union européenne. Je crois aussi à une sortie de la Grèce en 2012. Leur situation est intenable.

F.Q.: Une sortie de la zone euro serait peut-être la meilleure solution pour la Grèce, mais les gouvernements veulent éviter un précédent. Il pourrait y avoir des retraits massifs des dépôts bancaires et on craindrait une contagion. Il faut renforcer la structure pour laisser sortir un pays plus tard.

M.J.: Une sortie de la Grèce ne sera pas le résultat d’un choix, mais d’une incapacité à mettre en place les décisions budgétaires proposées.

– Comment éviter que cela se produise sans secousse majeure sur les marchés, sans contagion à d’autres pays?

M.J.: C’est tout l’enjeu. Les décisions du dernier sommet (ndlr: du 9 décembre) vont dans la bonne direction. Deux résolutions subtiles ont été prises sans que les marchés ne s’en rendent compte. En premier lieu, la décision de mettre 200 milliards d’euros dans le Fonds monétaire international (FMI) par les banques centrales d’Europe. Les pays émergents qui souhaitent avoir plus de pouvoir au sein du FMI devront également amener davantage de capitaux. C’est très important dans le cadre d’un éventuel sauvetage de la zone euro. La deuxième subtilité a trait à la BCE. On lui reproche d’être en retard en ne rachetant pas des montants illimités de dette souveraine. En revanche, elle prête de manière illimitée aux banques, ce qui élimine leur problème de financement. Et leur permet d’arrêter de vendre les obligations des Etats en difficulté, ce qui peut stabiliser le marché obligataire.

Jean-Pierre Béguelin: Mais personne ne contrôle plus vraiment la situation. Rappelons cependant que la résistance des monnaies ou la capacité à subir de l’austérité sont toujours plus grandes qu’on ne le croit. On peut donc se retrouver dans un an dans la même situation qu’aujourd’hui comme on peut voir la France prendre le même chemin que l’Italie. Je crains surtout que les exigences en fonds propres supplémentaires pour les banques forcent celles-ci à réduire drastiquement leurs prêts en Europe, émasculant de facto la BCE. En outre, les banques n’achèteront sans doute pas beaucoup plus de titres d’Etat, mais tout dépendra des notations et du coût en fonds propres de tels achats. Dans ces conditions, nous sommes partis pour une récession profonde. Si la zone euro voit son produit intérieur brut (PIB) se contracter de 2% en 2012, ce qui semble optimiste, une suite de faillites bancaires s’ensuivra. Sans changement de politique macro­économique dans le courant de l’année, la question ne sera plus de savoir ce que deviendra l’euro, mais si l’UE survivra.

– Qu’est-ce qui doit changer?

J.-P.B.: L’Europe est déjà en récession et personne ne voit la croissance reprendre rapidement. Dans une telle situation, il y a deux solutions: laisser les stabilisateurs automatiques jouer, ce qui implique davantage de déficits et une relance de l’économie ou se retrouver dans la situation du Japon des années 1990, mais ce pays avait alors au moins laissé filer son déficit. En essayant de combler en vitesse le trou de finances publiques, l’Europe court à la catastrophe. Espérons qu’un changement d’attitude interviendra avec la hausse du chômage en Allemagne et qu’on prendra alors des mesures budgétaires. Lesquelles? On ne sait. Pour le moment, la nouvelle version de Maastricht inclut un déficit de 0,5% du PIB structurel, mais qui définit le structurel?

F.Q.: Il y a tout de même une grande différence avec le Japon. Les banques japonaises avaient des crédits hypothécaires pourris, tandis que les banques européennes détiennent des dettes souveraines.

M.J.: C’est justement pour cette raison que je ne crois pas vraiment à un assèchement du crédit. Tout dépend de la façon dont on anticipe l’évolution des dettes souveraines, mais si nécessaire, on trouvera un moyen de les valoriser différemment qu’au prix du marché afin que les banques n’absorbent pas immédiatement les pertes dans leurs bilans.

J.-P.B.: L’Europe est folle, car elle étrangle ses banques en exigeant d’augmenter à 9% leur ratio de fonds propres en quelques trimestres. Bien sûr, les banques peuvent emprunter à la BCE à 1% pour acheter de la dette italienne à 6%: le rêve du banquier en temps normal… Mais combien devront-elles alors immobiliser du capital? Ce sera cher, d’autant que tous les Etats vont perdre leur triple A.

– L’accord de décembre ne prévoit-il pourtant pas que la participation du secteur privé sera limitée à la Grèce?

J.-P.B.: L’accord dit seulement qu’il n’y aura pas de décote «volontaire» en cas de problèmes. Ou que l’on se fiera aux règles du FMI, une organisation féroce qui prête en exigeant d’être remboursée la première. Tout le monde ne peut pas être traité comme cela.

F.Q.: Et rien ne garantit que les banques ne doivent pas participer en cas de problème en Italie par exemple.

J.-P.B.: Elles n’auront pas besoin d’accepter volontairement une décote, comme dans le cas de la Grèce, pour éviter de déclencher les CDS (ndlr: des assurances contre le défaut du débiteur). C’est le seul élément garanti.

F.Q.: Cela signifie seulement que tous les créditeurs seront traités de la même manière.

M.J.: En fait, cela signifie que les dettes européennes seront traitées comme les dettes africaines au Club de Paris. Sauf qu’il s’appellera peut-être «Club de Francfort».

– La BCE est-elle encore utile?

F.Q.: La vraie question aujourd’hui est de savoir si elle va sortir le «bazooka», c’est-à-dire racheter massivement de la dette des pays en difficulté pour éviter que les écarts de rendement ne se creusent de manière excessive. C’est la seule institution qui peut agir rapidement.

M.J.: Les marchés décideront et la BCE cédera à la pression. Même si ce n’est pas forcément la meilleure solution. Il y a douze mois, les politiciens européens n’étaient pas au courant du dixième des problèmes. Aujourd’hui, ils sont conscients des enjeux. Ils ne peuvent pas laisser les choses s’effondrer. Ils ont mis en place une feuille de route pour les ajustements budgétaires, mais les risques de mise en place sont gigantesques au point que les marchés ne voudront pas attendre, ce qui poussera la BCE à agir au printemps.

F.Q.: La BCE le fait déjà, mais à reculons, ce qui est regrettable car elle perd de sa crédibilité. Si elle continue sur cette lancée, à coups de 10 milliards par semaine, et si les problèmes continuent pendant trois ans, elle se retrouvera peut-être avoir racheté 10% de la dette des Etats en difficulté sans le moindre effet. Alors que si elle adoptait une attitude plus crédible, comme la Banque nationale suisse (BNS) dans le cas du taux de change franc/euro, en déclarant acheter les obligations d’Etat dès que les taux d’intérêt dépassent un certain niveau, elle serait plus efficace. Cela lui éviterait d’agir toujours en réaction au marché. Elle n’arrive pas à contenir le feu, elle se laisse déborder.

– Y a-t-il un risque que le feu devienne tel que la BCE ne puisse plus agir?

J.-P.B.: Ce serait possible si elle attendait que l’Italie fasse défaut.

M.J.: Mais l’Italie ne fera pas défaut, elle n’est pas insolvable. Elle peut en revanche sortir de l’euro.

F.Q.: Tout le monde pensait l’an dernier que les taux d’intérêt allaient augmenter. Si l’on imagine qu’un taux normal se situe à 5%, l’écart n’est que de deux points de pourcentage avec la situation actuelle. Sur un an de refinancement, cela correspond à 0,4% du PIB. Il reste un peu de temps à l’Italie pour retourner la situation.

J.-P.B.: Cela peut aussi déraper rapidement. L’Italie est la seule en Europe à avoir émis massivement de la dette à court terme. Je ne dis pas qu’elle va faire faillite. Mais si la BCE hésite trop, c’est un risque.

M.J.: C’est un problème de confiance. Dans ce type de situation, il faut amener une solution qui est plus importante que celle qu’attend le marché. La BCE le fera, ce sera l’événement de 2012.

J.-P.B.: C’est probable, mais j’ai peur. Elle est très bien intervenue sur le marché interbancaire, mais elle prend encore des décisions peu sensées, comme celle de monter ses taux directeurs en avril dernier. Elle a l’air d’être fondamentalement divisée et son drame aujourd’hui est son président italien – Mario Draghi – qui devra paraître plus royaliste que le roi. Or, la conjoncture devra être extrêmement mauvaise pour convaincre les Allemands qu’il faut agir. Quand, par exemple, la BNS est intervenue en septembre, tout le monde la soutenait. Sans cet appui, c’est très difficile pour une banque centrale de sortir des sentiers battus.

– D’après les sondages, une partie grandissante de la population souhaite le retour aux monnaies nationales. Est-ce envisageable?

M.J.: Cela entraînerait un gigantesque choc de bilan pour les banques. Les dévaluations, hors Allemagne, seraient telles que toutes leurs créances vers les «PIIGS» (ndlr: Portugal, Irlande, Italie, Grèce et Espagne), plus 500 milliards de dollars pour les banques allemandes, seraient détruites. De plus, dans quelle monnaie traiterait-on les dettes souveraines libellées en euros? En monnaie locale? Ce serait l’équivalent d’un défaut de paiement. Aucun doute qu’à court terme, c’est un remède pire que le mal. Marine Le Pen et les autres qui suggèrent de revenir au franc français sont des démagogues. C’est un non-sens économique: le franc va immédiatement se déprécier et perdre peut-être 30 à 40% de sa valeur. Immédiatement après, l’inflation reviendra et il faudra renégocier la dette française qui est en euros.

J.-P.B.: Il faut distinguer le choc de l’effet à long terme, et le choc toucherait d’abord les banques. Mais il est possible d’y voir un avantage: rééquilibrer les compétitivités relatives à l’intérieur de la zone grâce aux ré- ou aux dévaluations des monnaies. Actuellement, on ne sait pas comment corriger ces écarts de compétitivité à moins d’augmenter les salaires en Allemagne ou les diminuer encore au sud de l’Europe. Un certain nombre de pays pourraient quitter la zone euro, tandis que le reste se regrouperait autour de l’Allemagne, l’euro devenant un «D-euro».

Le Temps: Ces deux derniers mois, les prévisions de croissance pour la Suisse en 2012 ont été radicalement revues. De 2% prévus, on table désormais plutôt sur une progression du PIB de 0,5%. Que s’est-il passé?

M.J.: Comme les agences de notation, les économistes sont en retard.

F.Q.: Davantage que les chiffres, la tendance importe: nous allons vers un ralentissement lié à la crise européenne. De manière générale, on a sous-estimé l’impact du renforcement du franc. L’effet du taux de change se matérialise avec un certain retard.

M.J.: Cette incapacité des économistes à anticiper m’énerve. Tout le monde avait relativement bien perçu l’effet du franc. Cet été, les gens disaient: «Face à l’appréciation du franc, plutôt que de baisser les salaires, il faut travailler plus.» Mais c’est la crise de la demande européenne et le «travailler moins» qu’il fallait anticiper.

Dans ce cas, pourquoi croire les nouvelles prévisions?

J.-P.B.: Personne n’ose s’engager au point d’annoncer une récession, même si elle est visible (ndlr: depuis ce débat, le KOF l’a fait). La Suisse devient petit à petit le 17e Land allemand et les chiffres sont de plus en plus mauvais en Allemagne.

M.J.: Le luxe va aussi souffrir. Ce secteur vit une bulle, comme celle de l’immobilier en 2007.

J.-P.B.: L’ensemble des sous-traitances européennes vis-à-vis de l’Allemagne vont souffrir violemment.

– Qu’en est-il du risque de déflation?

M.J.: La déflation importée que l’on est en train de vivre n’a-t-elle pas un côté positif pour la consommation? Les salaires nominaux ne vont pas progresser, contrairement aux salaires réels, grâce à la force du franc. On l’observe dans les habits, la grande consommation ou l’électronique, qui baissent. Le pouvoir d’achat du consommateur suisse s’améliore.

J.-P.B.: J’ai un peu de doute. Il faut tenir compte de l’augmentation des coûts de la santé. Dans la mesure où les salaires ne s’adaptent pas, on aura plutôt une consommation stabilisée.

M.J.: Il est quand même important de souligner que nous ne sommes pas dans une déflation de type espagnol due à des purs phénomènes internes.

J.-P.B.: Mais cela peut venir!

La BNS peut-elle ou doit-elle encore agir? Doit-elle relever le taux plancher à 1,20 franc pour 1 euro?

F.Q.: Ce serait tout le contraire d’une mesure crédible. Elle prendrait des risques énormes pour pas grand-chose.

M.J.: C’est un problème philosophique…

– Pour les industriels, le problème n’a rien de philosophique!

M.J.: Il faut être capable de faire le lien entre les problèmes micro­économiques et la macroéconomie. C’est une vraie question philosophique parce que l’on peut se demander si la Suisse a rejoint un ex-système monétaire européen? Doit-on dévaluer ou réévaluer en permanence notre monnaie en fonction de l’euro? Si on fixe un deuxième plancher, cela signifie que notre monnaie n’est plus soumise aux règles du marché. Ce serait un changement fondamental. Pour cette raison, il serait problématique que la BNS réévalue le taux plancher.

– Qu’elle le fasse ou non, nous sommes de facto très liés à l’euro…

M.J.: Il y a une différence entre faire un effort face à une surévaluation gigantesque et changer systématiquement le taux, quitte à revenir en arrière en cas de mécontentement. Quoi qu’il en soit, le taux plancher restera encore, en tout cas jusqu’à l’élection présidentielle française qui sera un élément pivot de toute la problématique des dettes européennes. Si cela se passe bien, c’est-à-dire si le résultat de l’élection présidentielle française ne débouche pas sur une remise en question des traités signés précédemment et que l’intégration progresse, la BNS pourra réduire ses interventions. Je pense qu’elle intervient en ce moment. Car l’on devrait voir le franc suisse monter dans la situation actuelle. Elle n’est pas intervenue jusqu’à présent grâce à l’effet psychologique.

J.-P.B.: Elle devrait changer le plancher seulement si la situation devenait catastrophique, soit une récession de 5% du PIB ou pire. En rentrant dans une logique de relèvement, elle ne s’en sortira plus!

F.Q.: Il n’est pas certain qu’un éclatement de l’euro provoque un tel afflux de capitaux. Cela revient à imaginer un individu qui a peur d’un attentat terroriste dans une pièce et se réfugie derrière la fenêtre. En cas de déflagration en Europe, il y aurait une récession catastrophique en Suisse.

Le Temps: La récession en Europe semble inéluctable. La croissance viendra-t-elle des Etats-Unis où le chômage commence à reculer?

F.Q.: La croissance sera meilleure aux Etats-Unis qu’en Europe, mais ce ne sera pas un relais de croissance pour le reste du monde. L’investissement reste dynamique, mais la consommation se montre encore très faible. Une légère amélioration du marché du travail est possible mais sans réelle reprise. L’immobilier constitue le seul éventuel élément de surprise en 2012 ou en 2013. Il va finir par redémarrer. Dans ce contexte, une croissance de 1,5% à 2% est envisageable, sachant qu’un nuage menace: la question du déficit américain devra être abordée dans les 18 prochains mois.

J.-P.B.: On peut espérer une croissance modeste. Mais deux risques existent: le processus budgétaire peut être exceptionnellement violent et le prix du pétrole monter brusquement avec le risque géopolitique qui revient. Par ailleurs, dans quelle mesure les variations de la production industrielle de 2011 ont-elles été dictées par le tremblement de terre japonais? La reprise observée après l’été ne constitue-t-elle qu’un rattrapage? C’est là une inconnue.

Les Etats-Unis ont perdu leur triple A et la question de la dette se pose à eux aussi avec acuité, mais ils empruntent toujours moins cher, c’est un paradoxe…

F.Q.: Ils ont la chance d’avoir la monnaie de référence dans les échanges mondiaux et les actifs les plus liquides. Les obligations restent moins risquées que les actions, donc les Américains bénéficient de la «folle» course à la qualité. Cela dit, les Japonais aussi bénéficient de taux très bas, alors qu’ils ont perdu leur triple A bien avant.

M.J.: A la différence de l’Europe, l’Amérique a mis en place des coupes budgétaires automatiques…

J.-P.B.: Vous y croyez?

M.J.: Oui, pour 2013, et cela peut expliquer les taux d’intérêt bas. Cela vient aussi de la politique de la Réserve fédérale américaine qui rachète des bons du trésor. Plus que de la croissance, je m’inquiète d’une nouvelle baisse de la note souveraine. Nous entrons aussi dans une année électorale, ce que les agences de notation n’aiment pas. Elles n’arrivent pas non plus à maîtriser la situation et considèrent le flou politique comme un risque majeur… Cela dit, on parle peu du désendettement important du secteur privé aux Etats-Unis. Le consommateur américain a fait un énorme effort. On peut donc tabler sur une consommation raisonnable. La croissance va probablement ralentir au premier trimestre sous l’effet de la récession européenne.

J.-P.B.: Faut-il désormais craindre que si l’Europe éternue, les Etats-Unis attrapent la grippe?

M.J.: L’effet est indirect: le marché européen est important pour la Chine, tandis que les marchés émergents comptent pour les exportations américaines. Sans oublier les effets psychologiques.

F.Q.: Il devient difficile de déterminer ce genre d’effet. L’économie mondiale ressemble à une immense toile d’araignée. Si on coupe un ou deux fils, tout le reste peut tenir, mais si vous envoyez un choc violent dans la toile, on ne sait pas ce qui va se passer.

– Une nouvelle baisse de la note aux Etats-Unis aurait-elle de l’importance?

J.-P.B.: Non. Les agences de notation se discréditent extrêmement vite. Le triple A disparaît en août et, trois jours plus tard, le Trésor emprunte moins cher que jamais. Les agences vont simplement devenir inutiles pour les dettes souveraines. Les Japonais n’y attachent d’ailleurs aucune importance. Et ils ont raison.

M.J.: Faudrait-il noter les banques centrales? La question du «trop grand pour faillite» les concerne-t-elle?

J.-P.B.: Non, puisqu’elles peuvent créer de la monnaie indéfiniment.

M.J.: Et comme elles le font toutes, nous avons une guerre des monnaies…

J.-P.B.: Je n’en suis pas sûr. S’il y a quelque chose de curieux en ce moment, c’est bien la stabilité des monnaies.

La dynamique des pays émergents sera-t-elle suffisante pour soutenir la croissance mondiale?

F.Q.: Elle sera suffisante pour avoir une croissance décente, c’est-à-dire supérieure à 3%. Les émergents devraient croître de 6%, emmenés par la Chine.

Faut-il s’inquiéter de la situation en Chine, où le ralentissement intervient et une bulle immobilière menace?

F.Q.: C’est une casserole supplémentaire à surveiller.

Mais la Chine, au moins, a une marge de manœuvre budgétaire et monétaire et peut absorber des pertes dans le système bancaire.

M.J.: Les pays émergents ne sont pas un moteur pour les pays développés. En solde net, on souffre plutôt de la croissance de ces régions! Surtout, le terme BRIC (ndlr: Brésil, Russie, Inde et Chine) cache une immense confusion. L’Inde est en grosse difficulté: l’inflation est élevée, sa production industrielle ralentit fortement et ses déficits courants financés par les capitaux étrangers flottants sont très importants. Une sortie abrupte de ces capitaux pourrait provoquer un événement du type de la crise asiatique de 1997. Du côté russe, le problème politique est réel et le pays dépend encore trop des prix du gaz. En outre, les investisseurs comprennent enfin que la Chine n’a rien à voir avec un eldorado, mais avec une énorme bulle de crédit. L’immobilier craque et les collectivités publiques se sont fortement endettées pour investir dans de l’immobilier inutilisable. La seule bonne nouvelle vient en effet des immenses réserves de la Banque centrale chinoise qui permettront de boucher les énormes trous du secteur bancaire. Enfin, l’inflation structurelle qui vient des salaires et non du prix des matières premières grandit vite. L’offre étant contrôlée, des goulets d’étranglements se forment et aucun ajustement n’est possible. On se dirige vers une incapacité à gérer le problème de l’inflation qui rappelle les pays occidentaux dans les années 1970. En conséquence, les marges des entreprises vont souffrir et la croissance engendrera des rentabilités plus faibles.

– Et le Brésil stagne…

F.Q.: Le Brésil ressemble aux Etats-Unis. C’est l’émergent le plus mature. La croissance est tirée par la consommation et le crédit. Le contrôle de l’inflation est essentiel pour permettre des taux bas pour que cela continue. On risque de voir le même phénomène qu’aux Etats-Unis lorsque l’inflation a été vaincue à la fin des années 1980.

– L’inflation sera-t-elle un enjeu en 2012?

J.-P.B.: Absolument pas dans les pays développés. Les émergents vont ralentir. Dans ces conditions, l’inflation devrait reculer.

F.Q.: C’est vrai. Mais on peut craindre une mauvaise inflation liée au prix du pétrole. Les Américains hésitent à lancer un nouveau programme d’assouplissement quantitatif parce qu’à terme cela n’a plus d’effet sur l’économie. En revanche, cela affecte les matières premières, qui progressent, et donc sur le consommateur qui voit son pouvoir d’achat diminuer.

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