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Aux racines de la crise monétaire européenne

Aux racines de la crise monétaire européenne

L’institut Coppet réédite le Péché monétaire de l’Occident, de Jacques Rueff. Cet œuvre date de 1971 et prend tout son sens en pleine crise de l’euro. L’économiste français revient notamment sur la crise du 17 mars 1968, qui vit le système monétaire international exploser. Pour lui, la mutation intervenue n’était que l’inéluctable conséquence des péchés commis contre le bon sens dans le choix des règles de la convertibilité monétaire.

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Tel est le système dont on dit qu’il n’aurait jusqu’à présent entraîné aucune conséquence. C’est la confrontation entre les faits accomplis et les conséquences antérieurement prévues qui seule peut répondre.

Pérennité du déficit de la balance des paiements des Etats-Unis : nonobstant les déclarations indéfiniment renouvelées du gouvernement américain, la balance globale des paiements extérieurs des Etats-Unis est restée depuis 1958 presque constamment déficitaire.

Cette évolution semble avoir marqué un temps d’arrêt en 1968. Mais l’amélioration procède de facteurs temporaires: contrôle des exportations de capitaux aux Etats-Unis, et surtout contribution des étudiants de France – par les troubles de mai-juin – et de M. Brejnev – par l’occupation de la Tchécoslovaquie – aux transferts de capitaux vers les Etats-Unis. Au début de 1969, ces influences semblent atténuées, et le volume des ponctions opérées par les banques américaines sur le marché de l’eurodollar suffit à montrer que la balance des paiements des Etats-Unis reste largement déficitaire. Inflation dans les pays créanciers: l’évolution des prix et notamment les mouvements de salaires horaires relativement aux variations de productivité suffisent à marquer, sans qu’il soit besoin de présenter des chiffres, le caractère inflationniste de la conjoncture dans la plupart des pays de l’Occident. Ce phénomène se développa sans que les Etats-Unis éprouvassent la raréfaction de crédit qu’eût entraînée, en régime d’étalon-or, le déficit de leur balance des paiements et aussi sans que le Federal Reserve System se fût employé à créer, par sa politique de crédit, les tendances déflationnistes que, sans le régime de Gold-Exchange Standard, ce déficit eût engendrées.

Par un processus d’entraînement prévisible, les tendances à la hausse dans l’univers non américain sans tendances à la baisse aux Etats-Unis ont progressivement gagné le marché américain. Tout le niveau des prix de l’Occident s’est ainsi trouvé soulevé par une puissante vague inflationniste, accompagnée, comme il est habituel, d’une expansion sans précédent.

Dislocation du système: elle apparaît dans tous les aspects de la situation monétaire du monde libre comme conséquence de l’augmentation cumulative – caractéristique du Gold-Exchange Standard – des créances non américaines sur le stock d’or des Etats-Unis, du développement de mouvements inflationnistes dans la plupart des pays de l’Occident et enfin des mesures que les Etats-Unis ont récemment mises en œuvre pour tenter de maîtriser, par raréfaction du crédit, les conséquences de ces mouvements.

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La preuve la plus nette de cette dislocation est dans la récurrence de grandes crises monétaires, issues de migrations de capitaux. Elles ont bouleversé les relations économiques internationales au cours des dernières années. Les plus spectaculaires sont probablement celles qu’ont déclenchées les rumeurs de réévaluation du mark en novembre 1968 et mai 1969. On affirme que, pendant la seule journée du 9 mai 1969, c’est une somme de 1,3 milliard de dollars qui est entrée en Allemagne.

En régime d’étalon-or, l’Allemagne, ne pouvant garder ces devises dans les actifs de sa banque d’émission, eût été obligée de demander aux Etats-Unis leur remboursement en or. Les dollars ainsi remboursés eussent été purement et simplement résorbés. La raréfaction de crédit qu’eût entraînée pareille résorption n’eût pu manquer d’épuiser, faute de matière pour l’entretenir, la vague de capitaux qui inondait l’Allemagne.

Mais étant autorisée par les règles du Gold Exchange Standard à garder ces dollars dans le bilan de la Bundesbank et se trouvant forcée de le faire par les pressions politiques des Etats-Unis – dont dépend sa défense militaire, – l’Allemagne n’a pas exercé son droit à obtenir de l’or. De ce fait, le crédit ne s’est pas trouvé raréfié aux Etats-Unis et le transfert de capitaux a pu se poursuivre tant que subsistaient les espoirs qui l’avaient fait naître. Dans le cas qui vient d’être évoqué, le processus s’est trouvé compliqué et aggravé par l’existence de la nappe de capitaux très instables que constitue le marché de l’euro-dollar. Voulant se débarrasser discrètement, et sans provoquer de protestation des Etats-Unis, de leurs surplus de dollars, les autorités monétaires allemandes en ont mis une partie à la disposition de banques allemandes, qui les ont placés sur le marché de l’euro-dollar. «Mais cette méthode, dit Paul Fabra dans le Monde des 11-12 mai 1969, s’est depuis trois semaines révélée fort dangereuse, car les capitaux ainsi renvoyés étaient immédiatement utilisés pour racheter des deutschmarks et relancer du même coup la spéculation.» Il est évident que celle-ci n’eût pu se poursuivre si l’Allemagne avait exercé son droit de prélever de l’or aux Etats-Unis et, en l’exerçant, résorbé purement et simplement les dollars émigrés.

L’accumulation de créances en dollars a fait croître le montant des balances-dollar, passées de 15 milliards de dollars en 1958 à environ 35 à la fin de 1968. Il est vrai que, durant la même période, certains détenteurs de balances-dollars avaient exercé, malgré la désapprobation du gouvernement des Etats-Unis et souvent par des procédures indirectes, leur droit à obtenir de l’or, faisant ainsi baisser le stock d’or des Etats-Unis de 23 à 11 milliards de dollars.

Le simple rapprochement de ces chiffres marque avec évidence que, nonobstant l’incontestable et immense puissance de l’économie américaine, le remboursement des créances qui pèsent sur le dollar est devenu non seulement impossible mais inconcevable. Je sais que pareil jugement surprendra ceux qui observent la richesse du continent américain. Qu’ils n’oublient pas cependant que des dettes à vue se paient avec des devises, non avec des investissements, et que c’est presque toujours par défaut de liquidités plutôt que par défaut d’actifs que les catastrophes bancaires sont suscitées.

Dans les conditions présentes, nul homme de bon sens ne peut penser que les titulaires de balances dollar attendront impavides l’évanouissement de l’actif liquide qui seul constitue la contrepartie de leur créance. Par une réaction naturelle, conforme à tous les précédents et entièrement prévisible, ils ont cherché à encaisser leur créance, donc demandé de l’or ou des biens réels, avant que leur soit opposée la suspension de convertibilité en or – réalisée en fait depuis le 18 mars 1968 – que la situation du débiteur rendait inévitable.

La soif de biens réels ou d’or, c’est-à-dire le refus de créances libellées en monnaie, s’est trouvée amplifiée par la généralisation des mouvements inflationnistes issus soit du déficit de la balance des paiements des Etats-Unis, soit de situations particulières, telle celle qu’ont provoquée en France les événements de mai-juin 1968 et leurs suites.

Certes, en leurs débuts, les périodes inflationnistes suscitent, par l’abondance monétaire qui en est la conséquence, une tendance à la baisse des taux d’intérêt. Mais lorsque le sentiment se généralise que les créances en monnaie ne sont remboursables qu’en une monnaie vouée à une inévitable dépréciation, les souscriptions de pareilles créances s’amenuisent, cependant qu’augmentent les demandes de remboursement de créances antérieurement souscrites.

Ce sont les demandes d’or et de biens réels formulées par les détenteurs de ressources en monnaie qui ont provoqué les premiers changements caractéristiques de la dislocation du système monétaire international.

Celle-ci apparaît notamment par l’établissement, depuis mars 1968, d’un double marché de l’or, l’un officiel, où l’or se vend au prix de 35 dollars l’once, l’autre libre, où il se négocie actuellement au cours de 43,5 dollars l’once, par l’institution de contrôles des changes rigoureux en Angleterre et en France, par une sévère restriction des exportations de capitaux aux Etats-Unis, par la cotation de taux d’intérêt exorbitants – 8 ou 9%, souvent davantage – sur les principaux marchés monétaires ou financiers, par l’inversion très significative du rapport entre le taux de rendement des actions et celui des obligations sur les grandes places financières. On observera que les demandes d’or, principalement responsables de ces mesures de défense, émanent des «gnomes de Zürich» inspirés de motifs sordides. A cela, le bulletin de la First National City Bank de New York, de janvier 1969, répond en soulignant que d’avril à septembre 1968 les réserves d’or officielles d’Allemagne, d’Italie, de Belgique, des Pays-Bas, de la Suisse, du Portugal et de divers autres pays ont augmenté au total de 2027 millions de dollars. «Le fait que d’aussi nombreux gouvernements et banques centrales n’aient pas laissé échapper l’occasion d’accroître leurs réserves d’or monétaire montre bien, une fois de plus, conclut le même bulletin, le profond désir des autorités monétaires de posséder de telles réserves.» D’ailleurs, la plupart des grands pays confirment ce désir «en conservant sous forme d’or 60 à 90% de leurs réserves internationales». Ces chiffres prennent tout leur sens si l’on observe qu’ils s’accompagnent d’une diminution globale des réserves monétaires d’or dans le monde. Selon une note du professeur Triffin, elles seraient passées de 40,8 milliards de dollars à la fin de 1964 à 38,7 milliards de dollars en septembre 1968. Ainsi, la thésaurisation du métal aurait absorbé en cette période non seulement la production nouvelle des mines, mais prélevé environ 2 milliards de dollars sur les réserves monétaires mondiales. Pareille résorption apparaît particulièrement grave lorsqu’on la rapproche de l’expansion des échanges qui a marqué la période considérée. La recherche de biens réels, or, immeubles, œuvres d’art, contrepartie inévitable de la réduction au minimum des encaisses ou des avoirs libellés en monnaie, explique tous les traits de la dislocation monétaire qui se développe sous nos yeux. Qui oserait dire, au vu de ces perturbations profondes, que rien n’est advenu des événements graves annoncés en 1961? Hélas! Les quatre premiers actes du drame sont joués. Seul le cinquième reste en suspens. Mais sa venue est certaine et il sera tragique si rien n’est fait pour l’éviter. On ne peut, en effet, mettre en doute que des taux d’intérêt de 8 ou 9% soient totalement incompatibles avec la politique d’investissement généreuse, enthousiaste, qui est la condition d’une poursuite durable de l’expansion économique. Il est certain que pareils taux ne dureront pas, certain que, dans les conditions monétaires présentes, ils finiront par entraîner d’abord un plafonnement, puis une baisse profonde de la conjoncture économique. On ne peut pas ne pas souligner en tremblant que le taux d’escompte aux Etats-Unis est, à 6%, au niveau auquel il avait été porté et pendant quelques mois seulement, à la fin de 1929, qu’il est en Angleterre de 8%. Serait-il possible qu’en pareil domaine les mêmes causes ne finissent pas, si elles devaient durer, par produire les mêmes effets? D’aucuns trouveront impie l’évocation des dangers qui nous menacent. Elle le serait effectivement si nous étions condamnés à en attendre passivement la venue. Mais, heureusement, tel n’est pas le cas. Ils ne seront l’effet, s’ils se réalisent, que de l’ignorance et de la passivité. C’est un devoir impérieux pour tous ceux qui observent la montée imperturbable des périls que de les dénoncer sans relâche et de demander, inlassablement, la mise en œuvre des remèdes propres à écarter de notre horizon la certitude d’une nouvelle grande dépression. Ces remèdes existent. Ils sont simples et éprouvés. Leur mise en œuvre exige seulement clairvoyance, courage et détermination.

Source Agef mai12

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