Allemagne

Les abeilles et les surplus externes allemands Par Jean-Pierre Béguelin

Les abeilles et les surplus externes allemands Par Jean-Pierre Béguelin

En imposant une austérité intempestive au sud de l’Europe et rognant les griffes de la BCE, l’Allemagne freine certainement la croissance économique mondiale

Les plaintes contre les excédents externes, comme celles que l’on adresse à l’Allemagne actuellement, ne sont pas neuves. Au XVIIIe siècle, David Hume n’avait-il pas déjà mis en évidence la contradiction fondamentale du mercantilisme – la recherche systématique d’excédents commerciaux – puisque l’accumulation de métaux précieux que ce système visait ne pouvait à la longue que se transformer en inflation domestique, tuant ainsi la compétitivité tant recherchée par cette politique. C’est que toute économie est un circuit où finalement les producteurs rachètent leur propre production. Les nouveaux biens et services passent en effet des usines aux magasins et de ceux-ci aux ménages qui peuvent se les procurer grâce aux rémunérations que les producteurs de ces biens leur versent pour leur travail, bouclant ainsi le circuit. Cette rotation est évidemment rendue possible par la circulation de la masse monétaire qui va, en sens inverse, des usines aux travailleurs et créanciers formant les ménages, de ceux-ci aux magasins qui peuvent alors payer leurs fournisseurs (usines) avec la monnaie reçue.

La quantité spécifique de chaque bien ou de chaque service produit est réglée soit, plutôt mal, par un planificateur central soit, plutôt mieux, par la main invisible des marchés alors que c’est la fluidité de la circulation monétaire qui détermine la production – et par conséquent le revenu – global. Si plusieurs participants au circuit ne dépensent pas mais épargnent toute une partie des revenus qui leur échoient, ils rompent le circuit; sauf si ces épargnants prêtent ou donnent leurs fonds à ceux qui en ont besoin, essentiellement les investisseurs au sens physique du terme, rétablissant ce faisant la circulation des biens et services. Mais s’ils ne replacent pas ces sommes et les thésaurisent sous leur matelas, ce rétablissement n’aura pas lieu et certains producteurs ne pourront écouler leurs produits, des usines feront faillite et fermeront, l’économie produira moins qu’elle ne pourrait physiquement le faire avec les maux bien connus qui accompagnent presque toujours une telle réduction: chômage, récession. Voire dépression.

Il en va de même au plan international car il n’y a pas de circuit économique plus fermé et plus complet que l’économie mondiale elle-même. Les pays qui utilisent moins de biens et de services qu’ils n’en produisent, soit les pays à balance courante excédentaire tels la Chine l’Allemagne ou la Suisse, sont semblables aux épargnants individuels. Ils brisent le circuit économique mondial, sauf évidemment s’ils prêtent leurs revenus non utilisés aux autres économies, permettant ainsi à celles-ci de consommer et d’investir plus qu’elles ne produisent elle-même. Si cette situation perdure, cependant, une telle constellation devient de plus en plus instable car leur dette externe augmentant, ces derniers pays doivent consacrer une part de plus en plus forte de leur effort productif à fournir des biens et services à d’autres. Plus ou moins rapidement leur monnaie se dépréciera et celle des excédentaires s’appréciera, un ajustement dont l’ampleur dépendra à des degrés divers du régime des changes, du poids des dettes externes et de la grandeur des pays concernés.

En dernière analyse, et à l’instar des thésauriseurs privés des économies fermées, ce sont donc les pays excédentaires qui, en rompant le circuit, sont responsables du déséquilibre commercial international. Suivant les raisons qui les ont poussés à dépenser si peu, ils peuvent toutefois arguer de circonstances atténuantes plus ou moins convaincantes sauf évidemment ceux qui limitent arbitrairement et autoritairement les importations de biens ou les exportations de capitaux, typiquement la Chine au milieu des années 2000, dont la culpabilité est claire et totale.

D’abord, il y a les économies dont la ou une production est tellement désirée par le reste du monde que son prix en devient inflexible, typiquement les pays producteurs de pétrole. Ils sont en effet pris dans un dilemme classique. Si le prix du brut baissait, leurs recettes à l’exportation chuteraient, ce qui réduirait leur bien-être; si, au contraire, le brut renchérissait par trop, leurs recettes tomberait aussi puisque la consommation du pétrole reculerait nettement, et ils subiraient l’ire du reste du monde. Mais ces pays sont de grands exportateurs de capitaux, réinjectant la plus grande partie de leurs gains dans le circuit mondial, ce qui leur vaut évidemment les plus grandes circonstances atténuantes. Parmi les coupables présumés, il y a ensuite les pays où l’épargne privée et volontaire est si forte qu’elle dépasse la capacité d’investissement domestique et ce, même avec des taux d’intérêt nationaux très bas. C’est typiquement le cas de la Suisse à laquelle on peut accorder certaines circonstances atténuantes bien qu’on peut se demander si elle ne pourrait pas importer plus, le fait que sa balance commerciale soit de plus en plus excédentaire depuis 10 ans ne plaidant pas en sa faveur.

Il y a enfin, last but not least, les pays qui dégagent un excédent externe en raison de politiques macroéconomiques trop restrictives, réprimant leur demande intérieure et, donc, leurs importations. C’est sans doute en grande partie le cas pour l’Allemagne même si sa responsabilité est surtout indirecte, ce qui rend son acte d’accusation difficile à rédiger simplement. Au sens strict en effet, la coupable, c’est l’Eurozone toute entière car c’est elle qui dégage un fort excédent externe en raison, avant tout, du sous-emploi durable des facteurs de production qui frappe sa partie sud. Or, cette longue récession résulte d’une austérité intempestive et de l’interdiction faite à la BCE de prêter aux États et, donc, de jouer pleinement son rôle de garant monétaire, deux types de mesures quasiment imposées à l’Europe par l’Allemagne. Dans ces conditions, si, par préférence nationale, celle-ci entend poursuivre dans cette voie tout en gardant l’euro, elle doit être prête à transférer par un autre moyen ses surplus d’épargne aux pays de la zone qui en ont besoin. En refusant de le faire d’une manière rapide et efficace, l’Allemagne est alors certainement coupable sans circonstances atténuantes de freiner la croissance européenne et mondiale.

Pour longtemps encore? Nul ne le sait, mais le primat d’une austérité budgétaire accrue – même au prix d’infrastructures indispensables – qui se répand outre-Rhin ne rassure pas, sauf, éventualité peu probable, si la Grande Coalition prévue change radicalement de cap. Les Allemands – et certains Suisses allemands aussi d’ailleurs – feraient bien de relire la «Fable des Abeilles» dans laquelle Mandeville montre éloquemment les dégâts qu’une nouvelle reine puritaine fait subir à une ruche jusque-là prospère en interdisant luxe et superflu. Le poème date de 1705, mais il est trop long pour Bild. Dommage…

Source Le Temps 30/11/13

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/801ce64c-590b-11e3-9789-6ad49fff2c4d/Les_abeilles_et_les_surplus_externes_allemands

2 réponses »

  1. Bref, Le Temps rejoint la masse des Keynesiens anti-epargne / pro-dette…. a blacklister d’ urgence. Qui trouve-t’on encore pour defendre la vertu, la prevoyance, le realisme ?

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