Art de la guerre monétaire et économique

Ukraine: L’impartialité toute relative de la couverture médiatique

Ukraine: L’impartialité toute relative de la couverture médiatique

Eric Hoesli. Les biais laissent peu de place à une analyse neutre du conflit qui ravage l’est ukrainien.

Eric Hoesli est grand spécialiste de la Russie et notamment de la problématique du Caucase. Professeur à l’EPFL et à l’UNIGE, il constate les biais de l’information que dispensent les médias tant suisses qu’étrangers sur la guerre civile en Ukraine et s’exprimera sur ce sujet à la conférence Invest’14 jeudi.

Interview: Nicolette de Joncaire/ AGEFI SUISSE 17/9/2014

Vous vous dites choqué des biais que vous observez dans l’information sur la crise ukrainienne…

Je constate avec atterrement que le biais est la règle des deux côtés. La vérité est toujours la première victime d’une guerre mais cette faille se retrouve généralement dans les pays directement impliqués. Que cette attitude de presse en guerre soit ainsi adoptée dans nos médias est préoccupant. Que ce soit en ce qui concerne les évènements de la place Maïdan, la crise en Crimée, la tragédie du vol MH17 ou encore les conflits à Donetsk et à Lougansk. Il existe quelques voix critiques des deux côtés ce qui est à leur honneur mais le flux dominant laisse peu de place à une vision équilibrée et lucide.

Comment les médias devraient-ils couvrir l’information?

Les points de vue des uns et des autres doivent être compris et expliqués. Privés de cette compréhension, nous ne pouvons glisser que vers la guerre. Le principe de tout biais et de ne regarder que ce que l’on veut voir et d’éviter ce qui nous dérange. On a l’habitude de voir les médias russes opérer de la sorte, mais les nôtres? En l’occurrence, il ne s’agit pas de mensonges flagrants – ce que l’on nous fait voir existe – mais les journalistes opèrent une sélection des évènements rapportés. D’après les Nations-Unis, le nombre de morts enregistré dépasse par exemple 3000, en incluant les 298 victimes du vol MH17. Les chiffres réels pourraient être nettement plus élevés et le nombre de victimes civiles est en forte augmentation dans le dernier mois. Le bilan est le même qu’à Gaza mais personne ne parait se poser la question de savoir comment le gouvernement ukrainien en est arrivé à bombarder des zones urbaines d’un million d’habitants, ni à bloquer des convois humanitaires. L’armée ukrainienne traite les citoyens de l’Est du pays comme des étrangers, comme les Russes en Tchétchénie, même si les dimensions ne sont heureusement pas les mêmes. La perception du conflit est tronquée ce qui rend la compréhension impossible.

Les presses européennes sont-elles toutes partiales?

La presse anglaise est très alignée sur les positions américaines, la presse allemande est plus mesurée. Mais il ne faut pas tomber dans la paranoïa ou la théorie du complot. Il faudrait plutôt que les journalistes retirent leurs lunettes déformantes.

Quelles ont été les principales erreurs de départ?

Dès sa formation, le gouvernement ukrainien de transition n’a pas fait place à de réels représentants de l’Est du pays. Sa composition reflète davantage Maïdan que le pays. Le parlement issu de la révolution (ou du coup d’Etat, selon les points de vue) a aboli l’usage administratif du russe, ignoré les revendications des provinces de l’Est et réveillé de ce fait toutes les appréhensions. Aucune proposition constitutionnelle précise et concrète dans le sens d’une fédéralisation n’a encore été faite à l’ex-majorité présidentielle condamnée à devenir une minorité du fait de la sécession de la Crimée.

Le choix initial du président Petro Porochenko de poursuivre une solution de force a peut-être aussi été une occasion manquée. Du côté des séparatistes et des Russes, on sent la tentation d’imposer une solution à la bosniaque, ou pire, de créer un nouvel Etat croupion. Ce serait un obstacle durable à une reconstruction de l’Ukraine et des relations Europe-Russie qui sont au cœur de ce drame. L’enjeu ici, n’est pas qu’ukrainien.

Quels sont, selon vous, les véritables intérêts du pays?

Il a besoin d’un double appui: celui de l’Union européenne et celui de la Russie. Des centaines de milliards de dollars seront nécessaires pour tirer l’Ukraine de l’ornière où elle se trouve. L’Europe seule ne les trouvera pas. Quant à la Russie, même si elle a subventionné jusqu’ici par le biais du prix du gaz et de l’intégration de l’industrie lourde une part de l’économie ukrainienne, elle ne pourrait en aucun cas soutenir sa voisine. L’Ukraine est une passerelle géographique, culturelle et économique entre l’Europe et la Russie. Elle est part à ces deux mondes. Il ne faut pas l’arracher à une partie de ses racines. Par la manière dont elle a voulu s’attacher l’Ukraine, l’Union européenne a donné l’impression qu’elle voulait d’abord l’arracher au monde russe. Cette attitude de puissance contraste malheureusement avec sa vocation historique de réconciliation et reconstruction post-conflit. Elle n’a ni stratégie, ni volonté politique, ni les moyens de soutenir l’Ukraine. La vision de Bruxelles donne l’impression de se confondre avec celle des Etats historiquement hostiles à la Russie (et ce pour des raisons très compréhensibles). Mais l’Union ne peut pas se résumer à la Pologne ou aux Baltes. Et le manque flagrant de stratégie envers la Russie de l’ensemble européen coûte cher aujourd’hui à l’intermédiaire naturel que devrait être l’Ukraine.

Alors pourquoi cette prise de position?

Après sa «victoire» dans la Guerre froide, une partie du monde occidental a cherché à «pousser» ses avantages, en repoussant aussi les frontières de l’Occident politique et militaire. Cela s’est fait malgré les promesses données aux Russes et leurs constantes protestations véhémentes. Dans les années 90, personne cependant n’imaginait que la Russie, alors à terre, pourrait se redresser. Dans cette époque de «fin de l’histoire», il semblait naturel de croire qu’une sorte de déterminisme naturel allait l’emporter. La Russie, croyait-on, même chez Clinton, allait finir par nous ressembler. Il est intéressant de constater que dès cette époque, les fins connaisseurs de la Russie comme George Kennan, pourtant le père de la stratégie de containment de la guerre froide, ou Kissinger ont tenté de tirer le signal d’alarme. En vain. L’OTAN s’est étendue en 1999, en 2004, puis en 2008 s’est proposée d’associer la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine. La Russie qui s’est trouvée en face d’eux n’était pourtant plus la même que le pays défait et humilié des années 90.

Que les Européens n’aient pas compris ce qui se passait reste un étonnement. C’est peut-être compréhensible de la part des Etats-Unis (sous l’influence de la forte diaspora ukrainienne qui y réside). Ce l’est beaucoup moins de la part de l’UE. La volonté de placer la frontière de l’espace politique européen à l’est de l’Ukraine alors que l’essentiel de l’industrie ukrainienne travaille pour la Russie n’avait pas de sens et a provoqué la césure au sein du pays. Les Ukrainiens de l’Est avaient certainement de la compréhension pour le combat de Maïdan contre la corruption et l’arbitraire. Mais ils ont eu le sentiment que le gouvernement de Kiev cherchait à les couper de leurs relations historiques, linguistiques, économiques naturelles avec la Russie.

Quel serait le statut à accorder aux provinces de l’Est?

Une fédéralisation, qui ne soit ni un pseudo-Etat à la Bosniaque ni une simple décentralisation. Et les Russes voudront naturellement la garantie que l’Ukraine ne puisse pas rejoindre une alliance militaire ou politique qui leur soit hostile. La neutralité semble une option raisonnable en pareil cas.

Les sanctions font-elles mal à la Russie?

Oui, elles vont faire mal. Et les dommages à terme ne seront pas négligeables. Mais modifieront-elles sa politique? C’est peu probable. La sensibilité de la majorité des Russes aux difficultés économiques est faible, surtout s’il s’agit de défendre ce qu’ils considèrent comme une cause juste. Ils savent serrer les dents comme on a pu l’observer lorsque leur PIB s’est effondré de 40% dans les années 90. La Russie est peu endettée et a d’importantes réserves de change. Les sanctions auront surtout pour effet de pousser le régime dans une logique paranoïaque. Pour le Kremlin l’affaire ukrainienne est une répétition générale d’une agression contre lui. Quant à Poutine, il est devenu Vladimir «Krimski», le libérateur de la Crimée, et avec ça la place dans l’histoire dont il rêvait sans doute.

Il est triste de voir le monde se refermer ainsi…

C’est d’autant plus regrettable que la Russies essayait de se positionner dans un monde multipolaire. Par son adhésion à l’Organisation Mondiale du Commerce, par les Jeux Olympiques de Sotchi, par sa candidature à la coupe du monde de football, par son engagement au G20, elle a tenté de montrer tous les signes d’une adhésion à un univers global. Cette ambition est aujourd’hui stoppée. Mais il est absurde de penser que la Russie cherche sournoisement une expansion politique ou militaire ou une reconstitution de l’URSS. Elle a suivi une stratégie complètement différente. Cette crise est à la fois le miroir des peurs russes, du besoin d’être considéré comme un partenaire très important, et d’une Europe sans cohésion où les institutions ne sont pas à la hauteur.

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