Bien-être et migration: amour-haine Par Jean Pierre Beguelin
Bien-être et migration: amour-haine L’impact des migrations sur le bien-être des économies étant difficilement mesurable, le manque croissant de terrains disponibles poussera demain les pays souverains à restreindre de plus en plus les mouvements de main-d’œuvre
Si les arguments statistico- économiques des campagnes électorales font le plus souvent sourire, ils énervent aussi parfois. En Suisse, par exemple, l’impact d’une limitation autoritaire de l’immigration sur la croissance globale de l’économie est fort discuté dans les débats politiques alors que ceci n’offre aucun intérêt ou presque. Il est en effet évident qu’un immigrant, sauf à le supposer complètement incapable, va de par son travail et/ou ses capitaux permettre à la Suisse de produire plus et donc d’afficher, pour un temps tout au moins, un meilleur taux de croissance de son PIB que ce n’était le cas avant son arrivée. Or, si ce nouveau venu est aussi efficace que le travailleur domestique lambda, sa production n’améliorera en rien le sort du Suisse moyen déjà installé puisque le revenu de celle-ci reviendra en principe totalement à l’immigrant. Dans ce cas, la montée du PIB suisse ne signifiera pas grand-chose puisqu’elle ne fera que traduire l’augmentation parallèle de la main-d’œuvre disponible. Et même si le PIB par tête ne changeait pas, c’est-à-dire même si le nouvel immigrant n’entraînait aucune diminution de revenu pour les anciens résidents, on se gardera de conclure que le bien-être des seconds ne souffrira pas de l’arrivée du premier.
Imaginez une économie équilibrée dont la population, allergique aux produits laitiers, est divisée entre mangeurs de viande et végétariens. Si un groupe important d’immigrants friands de fromage venait s’installer, l’équilibre économique de ce pays en serait profondément modifié alors même que sa production globale pourrait s’accroître dans la même proportion que l’augmentation de la population due à l’immigration. Les nouveaux arrivants vont, en effet, favoriser la production de lait au détriment de la viande, d’où un gonflement du cheptel bovin nécessitant plus de pâturages et permettant vraisemblablement moins de labourages. En conséquence, le prix de la viande augmentera nettement, celui du blé, des fruits et des légumes un peu moins alors qu’on se mettra à produire du fromage, un bien évidemment inutile pour les allergiques et donc pas demandé par les habitants d’origine. Ces derniers seront certainement moins heureux dans ces circonstances alors que rien ne permet de dire a priori si les émigrants le seront beaucoup plus.
C’est que, vu l’absence d’un étalon de mesure reconnu par tous, il est impossible, sauf si tous ont les mêmes goûts, d’additionner les intensités absolues de satisfaction que chaque individu tire de son revenu, une impossibilité logique, déjà signalée par Condorcet en 1785, dont la démonstration formelle a valu le prix Nobel 1972 au professeur Arrow. En fait, on ne peut que comparer qualitativement les changements de satisfaction ressentie par rapport un état antérieur, mais sans pouvoir conclure dans quel sens le bonheur collectif global évolue. Malgré cette limitation, semblables comparaisons ne manquent souvent pas d’intérêt. C’est que dans une économie où les producteurs répondent au mieux aux désirs des consommateurs, nul ne peut en principe améliorer sa situation présente sans dégrader celle des autres parce que chacun, compte tenu de ses moyens, est satisfait exactement selon ses goûts.
Or, la plupart du temps, une migration dérangera cet équilibre subtil. Si des travailleurs quittent un pays, certaines expertises risquent fort de disparaître, empêchant ainsi de satisfaire des besoins aussi bien qu’auparavant. De telles pertes peuvent même être significatives pour l’économie d’origine en cas de départs forcés comme celui des protestants français sous Louis XIV ou des juifs allemands sous Hitler. Elles sont évidemment nettement moins prononcées si les émigrants partent de leur plein gré car, dans ce cas, la plupart d’entre eux sont sans doute pauvres et chômeurs si bien que leur absence n’est pas ressentie douloureusement dans le pays qu’ils viennent de quitter.
De son côté, l’immigration semble a priori moins déséquilibrante puisque ces nouveaux travailleurs peuvent en principe fournir une production supplémentaire suffisante pour satisfaire leurs propres besoins. Elle cause cependant très souvent un choc déséquilibrant dont l’effet sera toutefois d’autant moins prononcé si, contrairement à l’exemple du «fromage» donné ci-dessus, la qualification et les préférences des nouveaux arrivants sont semblables à celles des habitants. Ces derniers pourront alors en principe absorber autant de biens et services qu’il le faisait avant la vague d’immigration. Sauf, évidemment, si certaines productions ne peuvent augmenter au même rythme que les besoins des immigrants et c’est généralement le cas des ressources naturelles non reproductibles et purement domestiques, comme l’eau ou la terre disponible. L’immigration déclenche alors des transferts indésirables chez les résidents, favorisant les propriétaires au détriment des locataires ou, si l’eau se fait rare, les fermiers au détriment des éleveurs comme de nombreux westerns l’illustrent si bien.
Ce n’est ainsi pas un hasard si seul les pays quasi vides à l’origine tels l’Amérique du Nord ou l’Australie ont pu supporter une immigration relativement massive. Et même dans ces cas favorables, le succès n’a pu être obtenu qu’au prix de la disparition, le plus souvent provoquée, des indigènes et, surtout, ces pays limitèrent l’immigration dès que la partie disponible et utilisable de leur territoire cessa d’être abondante. Pas étonnant alors que les contrées les plus densément peuplées ont toujours limité et continuent de contrôler étroitement l’entrée des étrangers, sauf à l’intérieur de l’UE et ce certainement à contrecœur pour certains membres. En outre, lorsque recourir à la main-d’œuvre immigrée leur paraît indispensable, la grande majorité d’entre eux n’admettent ces travailleurs que temporairement tout en les parquant, souvent dans des conditions misérables, comme les Pakistanais dans le Golfe ou, à l’époque, les saisonniers italiens en Suisse.
Si cette situation s’est corrigée ou s’améliorera peut-être demain, c’est toutefois l’enrichissement lui-même qui limitera de plus en plus à l’avenir la liberté de migrer. Partout, en effet, lorsque le revenu s’accroît régulièrement, la demande de m2 par individu pour le logis et le loisir gonfle plus rapidement encore si bien que les surfaces psychologiquement disponibles rétrécissent comme une peau de chagrin. À l’avenir, tous les pays se fermeront sans doute les uns après les autres de plus en plus hermétiquement au fur et à mesure qu’ils se sentiront assez riches pour le faire même si la planète serait peut-être plus heureuse avec une population mieux répartie qu’actuellement… à condition évidemment que Dieu place les skieurs dans la neige et les plongeurs dans l’eau…
PAR JEAN-PIERRE BÉGUELIN/ Le Temps 23/11/2014
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