Bruno Colmant : le crépuscule du capitalisme
Depuis l’explosion de la crise, de nombreux théoriciens s’interrogent sur son message subliminal. Cette crise est-elle le signe annonciateur d’une fin de cycle conjoncturel ou, au contraire, de la saturation d’un mode de pensée? S’agit-il de l’aboutissement de la lutte des classes ou d’une friction économique superficielle? De nouvelles utopies peuvent-elles être envisagées ou devons-nous nous résigner à l’immersion dans une économie marchande plus exigeante? Est-ce l’aube ou le crépuscule d’un cycle?
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Un débat connexe constitue la financiarisation de nos économies. Cette dernière ne nous a pas été imposée. Nous en avons tous été les bénéficiaires. Pire, nous en avons été les coupables conscients, en anticipant la consommation que permettait l’endettement collectif. Nous avons confisqué et mis en hypothèque une partie de la prospérité des générations suivantes. L’économie est a-morale. Elle n’est pas non plus autorégulatrice. D’ailleurs, pourquoi le serait-elle? En attendre des vertus providentielles ou une éthique spontanée est aussi naïf que de l’accabler de maux éthiques. L’économie de marché et le libre-échange assurent une certaine allocation des ressources mais ne suscitent aucun état de droit naturel.
C’est pour cette raison qu’il est plus judicieux de supposer une subséquence de l’état de droit à la spontanéité de l’échange qu’à essayer de les juxtaposer. A juste titre, Alain Minc avance que l’économie de marché fonctionne quand le marché et la règle de droit sont l’avers et le revers de la même réalité. Sous cet angle, comment pouvons-nous nous offusquer – sauf à faire preuve de malhonnêteté intellectuelle – de la financiarisation de nos économies?
Celle-ci est la résonnance de la fin de Bretton Woods, en 1971. Les premiers bénéficiaires en ont été les Etats, qui ont pu masquer les changements de modèles économiques et gommer les accrocs conjoncturels par un appel massif aux marchés des capitaux. Sans ces marchés financiers, jamais les pays européens n’auraient pu accumuler de telles dettes et inventer des modèles sociaux qui hypothéqueraient leur croissance. Au reste, pourquoi ne pas exiger aujourd’hui des Etats la même discipline que celle qu’on aurait dû imposer aux banques?
Il faut aussi sortir de cette confusion dévastatrice entre croissance et redistribution. Cette dernière n’est possible que si la croissance est suffisante. Sans croissance, la redistribution est, au mieux, une hypothèque sur les générations futures. Il faut aussi, sans doute, se dégager des supercheries idéologiques et accepter la réalité de l’entrée dans une économie de libre-échange. Cette dernière est infiniment plus instable que la tranquillité de nos communautés d’après-guerre. L’économie de marché est confrontationnelle. Dans ce nouveau monde, les raisonnements dogmatiques sont disqualifiés au profit de réponses pragmatiques. Désormais, la richesse et la croissance sont rationnées, et il faudra composer avec cette réalité.
D’ailleurs, depuis l’éclatement de la bulle boursière spéculative, différents courants de pensée plaident pour un capitalisme mieux discipliné et plus ordonné, ce qui laisse à penser qu’il existe, au-delà de la gestuelle de la “main invisible” d’Adam Smith, une manière d’ordonner la croissance économique. Et, s’il existe un état d’équilibre, même fugace, le niveau de l’économie pourrait être vécu au présent, plutôt que de découler de l’actualisation d’anticipations. De même, s’il existait un niveau d’équilibre, les agents économiques vivraient en homéostasie, c’est-à-dire dans un état stabilisé. En bref, pour faire un parallèle avec la théologie, le gnosticisme (c’est-à-dire le mouvement hérétique qui, au deuxième siècle, postula qu’il existait un Dieu suprême) n’aurait-il un quelconque fondement? Dieu aurait-il un Dieu? Le capitalisme volatile pourrait-il être dominé par un capitalisme stabilisé?
Si les marchés financiers dépassaient leur réalité d’existence pour retrouver l’économie “réelle”, si un niveau d’équilibre pouvait être atteint, les entreprises ne devraient-elles plus alors poursuivre cette course à la croissance, voire cette tentative d’approcher l’état de monopole. Les marchés financiers seraient stabilisés, c’est-à-dire dépouillés de toute volatilité, et les entreprises, devenues citoyennes, s’engageraient dans des développements durables. Malheureusement, cette vision du monde est utopique.
Tout d’abord, au-delà de son semblant de vision progressiste, une stabilisation de l’économie figerait les inégalités sociales et serait donc une politique de moindre distribution des richesses, qui elles-mêmes ne seraient plus générées, ou, à tout le moins, ne croîtraient plus. Cette apparence de régularisation n’intégrerait pas le facteur essentiel du progrès, à savoir le déséquilibre permanent des agrégats économique.
Cette vision du monde nierait aussi l’aléa, positif ou négatif, lié, par exemple aux différents états de la nature. Elle serait donc présomptueuse, voire effrontée. La croissance est donc nécessaire. Elle implique une réallocation permanente des capitaux et du travail, selon des cycles conjoncturels, et surtout sous la contrainte d’aléas permanents. Ces aléas n’ont, bien sûr, pas la même envergure, ni les mêmes conséquences pour les deux facteurs de production, le travail et le capital. La plupart des théories sont d’ailleurs centrées sur le partage de la rente, et donc de l’aléa qui y est associé, entre ces deux facteurs de production. Au reste, nous manquons tous de recul pour placer la crise dans une dimension historique. Mais, à l’intuition, cette crise n’est pas une rupture de modèle. Elle constitue une contraction économique inhérente à l’économie de marché. Le capitalisme n’est pas en cause. Par contre, ce qui sera débattu dans les prochaines années, c’est le niveau de liberté individuelle. Transposée en termes sociologique, la crise repositionnera le curseur entre les zones d’influence des secteurs privé et public.
En réalité, le débat des prochaines années portera sur le degré de tutelle publique que nos sociétés s’imposeront. Ce sera donc un véritable dialogue sociologique qui verra l’expression des forces antagonistes. Et le problème est là: après les crises, deux phénomènes s’entrecroisent. D’une part, elles ont tendance à creuser les inégalités. Mais, d’autre part, les Etats s’investissent du pouvoir de restructurer l’économie.
Les crises suscitent donc des moments de tension sociale structurés, crispés entre un libéralisme entrepreneur (et parfois inégalitaire) et une socialisation redistributrice (et souvent excessivement égalitaire). D’ailleurs, de nombreux économistes réalisent que la crise avance de vingt ans des déséquilibres structurels et générationnels.
En conclusion, le capitalisme n’est aucunement en phase terminale. Au contraire, il est en phase d’enfantement permanent, sans délivrance, ni aboutissement. La crise n’en est pas un changement de versant ni une dislocation de modèle. Le capitalisme constitue, par lui-même, un état inabouti et de déséquilibres permanents qui auto-entretiennent son propre mouvement. Il n’y a sans doute pas de soulagement moral à en attendre, sauf à ranger sous la morale l’expression des angoisses face à la mondialisation.
En résumé, il faut identifier les tendances avec discernement. L’économie et la morale ressortissent probablement à deux ordres différents. Mais les contours de l’Etat vont progressivement s’élargir, dans le sens d’un réglage sociologique plus collectiviste. Le curseur va se déplacer afin de résoudre des problèmes collectifs de charges d’impôts. Il faudra aussi concilier la nécessité d’une spontanéité économique combattive avec une correction des inégalités sociales. Et tout cela au sein d’un capitalisme régénéré par la mondialisation.
Bruno Colmant Docteur en Sciences de Gestion (ULB) Membre de l’Académie Royale de Belgique juin10
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