Commentaire de Marché

Jérôme, Thierry, Nicolas, Raymond et les autres par Pierre-Antoine Delhommais

Jérôme, Thierry, Nicolas, Raymond et les autres par Pierre-Antoine Delhommais

  Puisque philosophes, sociologues, politologues y vont tous de leur petite analyse, passée au tamis de leur spécialité, il n’est pas interdit d’oser une lecture économique – rapide – de la déroute de l’équipe de France de football en Afrique du Sud. En y voyant un symbole de quelques-uns des travers de l’économie française. 

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 Une illustration, d’abord, de cette société de défiance qu’ont si bien décrite les économistes Yann Algan et Pierre Cahuc, qui crispe à ce point le dialogue social qu’elle paralyse le jeu collectif et fait de la grève ou du boycottage de l’entraînement la méthode habituelle de résolution des conflits. Tout en rendant contournable l’intervention d’un Etat incapable de ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas. C’est ainsi que Thierry Henry est reçu à l’Elysée.

Un reflet aussi de l’arrogance d’un pays persuadé que son modèle de développement n’est pas seulement bon, mais qu’il est le meilleur, même si ses résultats sont mauvais.

Sans oublier les autres symboles. Celui des défaillances de la gouvernance à la française, celui de bénéficiaires du système s’accrochant à leurs avantages (les régimes spéciaux de retraite, les beaux voyages et les bons repas pour les dirigeants de la Fédération) ; celui du rapport torturé des Français à l’argent et le ressentiment vis-à-vis de ceux qui en gagnent beaucoup.

A propos d’argent et de naufrage, justement, de « pétage de plombs », d’irresponsabilité et d’immaturité, le hasard a fait que pendant que l’équipe de France se faisait étriller par l’Afrique du Sud, Jérôme Kerviel passait une sale mi-temps devant le tribunal. Exécuté publiquement par son ancien patron, Daniel Bouton, dont Nicolas Sarkozy avait fini par obtenir la démission (Jean-Pierre Escalettes, prends garde à toi !). Pour ceux qui l’ont raté, il faut lire, rien que pour le plaisir du style, le compte-rendu qu’a fait la chroniqueuse judiciaire du Monde, Pascale Robert-Diard, de cette confrontation au sommet.

Un Kerviel agaçant tout le monde par son entêtement – on allait dire de Breton mais on craint la saturation immédiate de notre boîte mail – et sa façon doménechienne de nier l’évidence avec suffisance après s’être, pendant deux ans, « enfermé dans une spirale » aveugle et suicidaire. Refusant de présenter des excuses, à l’inverse d’un Marcello Lippi, le coach de l’équipe d’Italie, ou d’un Nick Leeson, autre « trader fou » célèbre qui, après avoir provoqué la faillite de la Barings, la banque de la reine d’Angleterre – excusez du peu – avait envoyé un mot à ses ex-collègues pour leur demander pardon.

Un Kerviel s’exprimant, de manière plutôt ribérienne, cette fois, avec la même difficulté à mettre des mots sur les choses, à analyser et à justifier son comportement. Jérôme Kerviel, joueur d’un autre genre, pas de ballon, mais de contrats à terme. Héros déchu lui aussi, le Robin des bois fantasmé et virtuel d’hier s’étant évanoui au fil de son procès, le champion du monde des rogue traders (voyous) apparaissant au final comme un modeste joueur de Ligue 2.

Mais tout cela est un peu léger, on en convient, pour nourrir une chronique économique. Alors revenons au plus vite à du sérieux. Rigueur ou relance ? 4-4-2 ou 4-3-3 ? Jouer défensif ou offensif ? C’est la grande question du moment, qui fait s’entre-déchirer les économistes par tribunes interposées dans le Wall Street Journal et le Financial Times et s’opposer Américains et Européens. Sans que les spectateurs attentifs que nous sommes parviennent à se faire, tant les arguments des deux camps semblent convaincants, une opinion précise. Pour être franc, elle est même floue.

La Maison Blanche, donc, juge destructeurs les programmes d’austérité budgétaire décidés sur le Vieux Continent, notamment en Allemagne. C’est pure folie, a tenté d’expliquer Barack Obama à Mme Merkel, alors que l’économie mondiale et le système financier international tiennent à peine sur leurs jambes, de leur imposer un régime de rigueur qui risque de les affaiblir et de provoquer une rechute catastrophique. Comme cela s’était passé en 1933 aux Etats-Unis. Il est essentiel que la première puissance économique mondiale, à savoir celle de l’Europe, soutienne par tous les moyens la demande, la consommation et l’investissement. Ce qui permettra à tout le monde de relancer ses exportations. L’assainissement des finances publiques viendra après et il sera d’autant plus facile à réaliser que la croissance sera installée et que les recettes fiscales augmenteront naturellement avec l’activité.

Ce à quoi Mme Merkel rétorque que ce sont les conseils de relance américains qui sont suicidaires. Non seulement parce que les pays occidentaux n’ont plus les moyens de les financer, mais surtout parce que les montagnes de dettes accumulées par les Etats sont devenues le problème numéro un de l’économie mondiale. A ne pas engager le redressement des comptes publics, les grands pays industrialisés s’exposent au risque de voir abaisser leur notation, de perdre la confiance de leurs créanciers et de subir une hausse des taux d’intérêt, dont les effets seraient autrement plus dévastateurs pour la croissance que les mesures d’austérité. Nous sommes tous grecs.

Pas facile d’y voir clair, surtout quand on sait que les Etats-Unis prônent des mesures de soutien à la croissance alors qu’ils ont renoué avec elle, contrairement aux Européens. Pas facile d’y voir clair quand on sait que l’Allemagne, qui se fait le chantre de la rigueur, adopte pour elle-même une austérité plutôt light.

La lecture des « Dix commandements » rédigés par les économistes du Fonds monétaire international (FMI) Olivier Blanchard et Carlo Cottarelli donne une petite idée de l’épais brouillard dans lequel, en réalité, tous se trouvent. La réduction des déficits, écrivent-ils, est « la clé d’investissements privés élevés et de la croissance à long terme », mais « trop d’ajustements pourraient aussi entraver la croissance, ce qui n’est pas un risque mineur ». Nous voilà bien avancés. Mais, comme on s’est déjà mis les Bretons à dos, on évitera toute allusion aux Normands.

Courriel : delhommais@lemonde.fr 

Pierre-Antoine Delhommais le monde juin10

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