Art de la guerre monétaire et économique

La finance n’a pas compris l’importance de l’éthique

La finance n’a pas compris l’importance de l’éthique         

       

         

 Les excès de la crise ont mis en lumière l’absence générale de sensibilisation aux valeurs morales dans les cursus universitaires. C’est pourtant le lieu privilégié pour les aborder       

PLUS DE CHESNEY EN SUIVANT :         

 Quelles sont les leçons que la théorie financière devrait tirer de la crise actuelle?         

Cette question n’est pas uniquement théorique puisque les meilleurs étudiants en finance obtiennent souvent des emplois enviés susceptibles de leur permettre, à terme, d’occuper des postes à haute responsabilité dans l’industrie financière. Ainsi l’université, à qui échoit la responsabilité de la formation des futures élites, se devrait de réfléchir à l’utilisation qui est faite des connaissances qu’elle dispense et au comportement de ces jeunes élites.         

Deux exemples récents illustrent les problèmes qui peuvent apparaître à ce niveau. Les individus concernés ont reçu leur formation initiale dans des institutions situées en France, mais ces exemples devraient retenir l’attention de toutes celles qui, au niveau international, proposent des cursus académiques en finance.         

 Le premier a trait à Jérôme Kerviel, le courtier qui a fait perdre 4,9 milliards d’euros à la Société Générale en 2008 et qui est poursuivi par la justice. Il a déclaré entre autres:         

«Dans une salle de marchés, le modus operandi idéal tient en une phrase: savoir prendre le maximum de risques pour faire gagner à la banque le maximum d’argent. Au nom d’une telle règle, les principes les plus élémentaires de prudence ne pèsent pas lourd. Au sein de la grande orgie bancaire, les traders ont donc juste droit à la même considération que n’importe quelle prostituée de base: la reconnaissance rapide que la recette du jour a été bonne. Une «bonne gagneuse» 1, le terme ne me choquait même pas tant était intense le plaisir de rapporter toujours plus à la banque.»          

Le second exemple concerne Fabrice Toure, le centralien diplômé de Standford qui, dès l’âge de 22 ans, fut recruté par la prestigieuse banque Goldman Sachs. Certains de ses courriers électroniques servent de pièces à conviction à la Securities and Exchange Commission (SEC) qui accuse cette banque d’affaires de s’être enrichie aux dépens de ses clients, c’est-à-dire de les avoir incités à acquérir des titres de créance adossés à des crédits hypothécaires particulièrement douteux, alors que, sans qu’ils le sachent, elle misait sur la chute de ces titres. Voici un exemple de sa prose:         

«De plus en plus d’effets de levier dans le système. L’édifice tout entier peut s’effondrer à chaque instant.» «Quand je pense que c’est un peu moi qui ai participé à la création de ce produit… le genre de truc que tu inventes en te disant: et si on créait un machin qui ne sert absolument à rien, qui est complètement conceptuel et hautement théorique et que personne ne sait pricer (évaluer), ça fait mal au cœur de voir que ça implose en vol. C’est un peu comme Frankenstein qui se retourne contre son inventeur.» Et enfin, il affirme avoir en Belgique vendu quelques titres douteux «à des veuves et à des orphelins rencontrés à l’aéroport», alors que selon lui et d’autres responsables de Goldman Sachs, leurs clients étaient des «investisseurs institutionnels très sophistiqués».          

Que retirer de ces déclarations atterrantes? Qu’elles ne proviendraient que de quelques individus isolés et que la formation en finance, telle qu’elle est actuellement dispensée, ne serait donc pas vraiment concernée. L’argumentation ne serait pas convaincante. Il conviendrait plutôt de remarquer que les exemples cités précédemment ne sont isolés que dans la mesure où ils ont commis un délit pour lequel ils sont poursuivis et que rien n’exclut donc que cet état d’esprit ne soit généralisé à de nombreux traders ou responsables d’ingénierie financière. Et ce d’autant plus qu’actuellement rien de suffisamment sérieux n’est aujourd’hui entrepris pour lutter contre ces pratiques, au sein des formations qui, en finance, constituent les références.          

Le monde académique ne saurait ignorer ce problème. Il a la responsabilité de le traiter à la source et ne peut se contenter d’une attitude de fierté quant au placement de ses étudiants dans les institutions financières les plus réputées.          

De telles déclarations sont pitoyables. S’il s’avérait que l’état d’esprit qu’elles expriment est généralisé, il pourrait s’agir d’une faillite tant morale que scientifique du système de formation académique en finance.          

La faillite scientifique serait liée au caractère suspect voire irréaliste de certains paradigmes classiques sur lesquels reposent encore, malgré la crise, de nombreux modèles de la théorie financière. Ces paradigmes seraient alors en contradiction avec le fonctionnement pratique des salles de marché, et donc, plus généralement, avec celui des marchés ainsi qu’avec les conséquences observées de l’innovation financière.          

Leurs caractéristiques les plus problématiques pourraient se décliner de la manière suivante.          

Les marchés financiers les plus importants seraient censés être transparents, liquides, efficients. Or aux moments les plus cruciaux de la crise, ils se sont révélés opaques, complexes, asséchés et inaptes à transmettre des informations pertinentes. Comme le fait remarquer M. Tourre, il n’était pas vraiment possible d’évaluer le produit financier qu’il a contribué à créer. C’était en particulier ses caractéristiques complexes et opaques qui en étaient la cause. Lorsque la création de valeur associée aux nouveaux produits financiers est liée à ces caractéristiques, plutôt qu’à la transparence, alors l’hypothèse d’efficience des marchés est malmenée et l’innovation financière est susceptible de générer un risque systémique qui sera assumé et supporté par l’ensemble de la société.          

L’innovation financière aurait globalement un effet positif, puisqu’elle serait un élément clé de la croissance économique et que son impact en termes de risque systémique serait négligeable (pour ne pas dire négligé par la théorie financière). Ce qui est ainsi oblitéré, c’est d’une part que les produits financiers toxiques, à l’origine de la crise, résultent précisément de cette innovation, ce qui devrait inciter à la contrôler et, d’autre part, que si le volume de produits innovants devient trop important, par exemple dans le cas des CDS, incriminés pendant la crise, ces produits financiers peuvent avoir un impact sur le risque qu’ils sont censés couvrir et donc sur celui qu’ils sont susceptibles de générer. Le produit devant couvrir un risque de faillite peut l’accentuer, à partir d’un certain volume de transactions. Intuitivement, cela correspond aux dangers que représente une attitude de pompier pyromane.         

 Quant à la faillite morale, la plus désastreuse, elle serait évidente. La finance, y compris quantitative, n’est pas une matière uniquement technique. Le problème du cynisme et la question de la responsabilité face à ses actes devraient être traités en amont, c’est-à-dire au sein des cursus universitaires. Comment? Tout d’abord en reconnaissant que ce sont des problèmes et non pas en les niant. Par ailleurs, en comprenant que les aspects moraux sont liés à des dimensions scientifiques, comme l’illustrent les cas de Messieurs Kerviel et Tourre.          

Ainsi, ces questions épineuses devraient être introduites au sein des cours clés qui forment l’ossature d’un cursus (Finance d’entreprise, Finance quantitative, Economie financière…) et non pas séparément. Par exemple, un cours concernant les produits dérivés ne devrait pas se limiter à leur description, leur évaluation et leur couverture. Il devrait aussi traiter de questions concrètes concernant l’attitude de certains traders, comme M. Kerviel, de manière à mener avec les étudiants une réflexion sur les causes de ces comportements. Il serait aussi nécessaire que ceux-ci réfléchissent à ce que devrait faire un trader s’il se sent incité par certains membres de sa hiérarchie à prendre des risques inconsidérés et sur les conséquences qu’un tel comportement pourrait avoir, s’il était généralisé, en termes de risque systémique et de croissance économique.          

Ainsi, c’est en montrant aux étudiants que les questions morales ou éthiques sont intimement liées à certains domaines de la théorie financière et en impliquant d’une manière ou d’une autre plusieurs professeurs de finance, au lieu de se contenter de les «sous-traiter» à un éthicien, que l’on donne plus de valeur à ces questions, vis-à-vis des étudiants et que leur intérêt est donc susceptible d’être suscité.          

Ces questions tant morales que scientifiques sont essentielles et doivent donc être traitées avec la plus grande attention, à moins de se satisfaire d’une situation où il n’y aurait «plus aucune espèce de conscience, sauf, si l’on peut s’exprimer ainsi, la conscience de l’opinion publique et celle du Code pénal» 2.          

1. C’est le qualificatif qui lui était attribué par certains de ses supérieurs.2. Léon Tolstoï dans «La Sonate à Kreutzer»         

2. Léon Tolstoï dans «La Sonate à Kreutzer»         

Par le professeur Marc Chesney de l’Université de Zurich et Research Fellow ZRWP Collegium Helveticum SEP10      

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«Cleveland contre Wall Street» de Jean-Stéphane Bron fait se rencontrer 7e art et économie         

(Keystone)
    
Depuis la crise économique de 2008, l’histoire du cinéma semble aborder un tournant en se penchant sur le monde de la finance, domaine dont on a toujours dit qu’il était incompatible avec le 7e art. Il est vrai que, hormis quelques films de l’ère yuppie (Wall Street, Working Girl, Le Bûcher des vanités), peu de tentatives ont laissé des traces.        

 Or, parmi les cinéastes qui étaient déjà en train d’attaquer ce front avant même que la bulle n’éclate, Jean-Stéphane Bron scelle cette rencontre si longtemps repoussée avec un excellent film: Cleveland contre Wall Street, que le cinéaste lausannois qui en a vu d’autres (la politique sous la Coupole fédérale dans Maïs im Bundehuus) a présenté à Cannes en mai.        

«Cleveland contre Wall Street»        

Bron réussit une prouesse à la mesure de la crise: l’invention d’une nouvelle forme cinématographique. Ni fiction ni documentaire, son film montre un procès qui n’a pas eu lieu, celui que la ville de Cleveland, sinistrée par les saisies immobilières, a essayé d’intenter à 21 banques de Wall Street. Le cinéaste a réuni les différentes parties, avec de vrais avocats et un vrai juge, dans une vraie salle de tribunal. Les un et les autres expriment «simplement» ce qu’ils auraient dit dans le cadre d’un vrai procès. Ce dispositif troublant, où le mélange de réalité et de fiction (les intervenants ont-ils pu refaire une scène ou l’autre?) est impossible à démêler, met le spectateur face à une vertigineuse et passionnante question de forme.         

Car si, comme nous l’avons largement évoqué dans nos colonnes, Cleveland contre Wall Street ouvre un débat sur le monde de la finance, il est aussi un objet cinématographique hors du commun. Il s’agit en effet du premier documentaire dont il ne faudrait pas révéler la fin. Ensuite, du premier film qui reconstitue un événement qui n’a pas eu lieu. Enfin, de la fiction la plus étrange qui soit puisqu’il n’y a pas d’acteurs et que chacun joue son propre rôle sans scénario.         

De l’abstrait au concret         

Il y a quelque chose de brechtien dans l’usage de ce tribunal comme scène qui permet à l’abstrait (l’économie) de devenir concret, et à la parole de gagner, sinon une vérité, du moins une authenticité qui dépasse ce qui serait crédible dans une pure fiction. Et puis, cette stupéfiante proposition de cinéma dresse d’autres ponts: ceux qui relient le cinéma suisse à un certain modèle américain, films de procès bien sûr, mais aussi travellings latéraux dans des rues sans fin où résonne la voix éraillée de Bruce Springsteen. Avec ce nouveau David contre Goliath, Jean-Stéphane Bron signe tout bonnement un chef-d’œuvre qui transfigure la plus âpre des réalités en la confrontant à l’imaginaire collectif.         

VVVV Cleveland contre Wall Street, documentaire de Jean-Stépha-
ne Bron (Suisse/France 2010). 1h45.       
  

EN COMPLEMENT INDISPENSABLE : Face-à-face sur les dérives de la finance         

EN RAPPEL : Cinéma/ Wall Street 1 et 2 et ses prédateurs d’un genre nouveau        

        

Wall Street 1 : Plus de vingt ans avant le film de Jean-Stéphane Bron, celui d’Oliver Stone, tout aussi critique        

« Si les prestidigitateurs font sortir de leur chapeau des lapins et non des billets de banque, c’est qu’ils ont compris une distinction essentielle. On peut parfaitement faire sortir une infinité de lapins d’un chapeau, pour autant que l’on y ait préalablement introduit un couple de rongeurs bien intentionnés et que l’on soit patient. Tout l’argent que l’on sort d’un portefeuille, il a fallu en revanche l’y mettre soi-même – et l’avoir tiré du portefeuille d’autrui. Telle est la morale de Wall Street. […]        

[Le film] n’échappe pas à quelques lourdeurs moralisatrices et démonstratives. On regrettera en particulier que le réalisateur de Platoon ait cru devoir filmer la jungle boursière en adoptant le lyrisme mi-épouvanté mi-émerveillé des films zoologiques à la Walt Disney: ce n’est pas en psychologisant les hyènes, les lièvres et autres chacals que l’on fera saisir les enjeux réels de leur comportement.        

[…] Wall Street a toutefois le mérite d’être en prise directe sur l’actualité. Moins d’ailleurs sur la crise boursière que sur un phénomène comme le développement récent du «jeu de l’avion». C’est à l’écœurante stupidité des victimes d’un tel jeu que s’adresse Wall Street, en leur rappelant qu’il manquera toujours quelque chose à un billet de mille francs pour qu’il se comporte comme un lapin (ce n’est pas pour rien qu’on parle de petites ou de grosses coupures ). L’argent n’a pas de quoi se reproduire tout seul. […] »        

« La course à la réussite à tout prix: tel est le thème du dernier film d’Oliver Stone, Wall Street. En matière de crédibilité, les spécialistes seront servis, la mentalité de certains milieux financiers new-yorkais y est décrite avec précision. Le film jette une lumière crue sur certaines tentations auxquelles sont soumis les opérateurs sur les marchés financiers.        

Oliver Stone montre bien comment, pour s’assurer des gains infaillibles, certains audacieux peu scrupuleux commettent des délits d’initiés. En d’autres termes: utilisent des informations confidentielles pour réaliser leurs opérations. En l’espèce, le cinéaste s’est inspiré de l’affaire Boesky qui défraya la chronique en 1986.        

Il s’est en outre adjoint les conseils de l’un des grands raiders américains du moment, Carl Icahn. C’est dire si le film nous entraîne dans les arcanes de ces opérations où des sociétés sont prises d’assaut par ces prédateurs d’un genre nouveau. Oliver Stone passe en revue certaines stratégies propres à cette guerre sans merci. […] »        

Par Yves Citton/le temps sep10        

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