Particules de mort dans les vallées de Fukushima
Au nord-ouest de la centrale nucléaire, des sites extérieurs aux zones d’évacuation et de confinement ont été contaminés. Mal informés, leurs habitants sont exposés à une radioactivité dangereuse
PLUS DE RISQUE EN SUIVANT :
Tout d’un coup, ils ont été saisis par l’envie de savoir. Comme révoltés par des semaines d’ignorance sur le danger invisible qui les entoure, Tsugumi et Kenji Kanno ont prié leur tout premier visiteur doté d’un compteur Geiger de bien vouloir mesurer la radioactivité de leur ferme d’Iitate (préfecture de Fukushima). Qu’importe s’il s’agissait d’un journaliste et non d’un spécialiste. Ils ont présenté au détecteur les futurs vestiges d’une vie quotidienne en train de s’effacer: l’intérieur de la maison qu’il va falloir abandonner, le potager qui ne les nourrit plus, la rizière qui se dessèche et même les pattes du chien, qu’ils emmèneront avec eux.
L’appareil a grésillé des chiffres guère rassurants jusqu’à ce que le déclenchement de son alarme soit recouvert par un cri d’effroi. Là, sous le conduit de la gouttière, les herbes présentaient, samedi 21 mai, une radioactivité de 80 microsieverts par heure. Une exposition d’une année à cette radiation, si elle demeurait égale, reviendrait à recevoir 700 millisieverts, alors que le seuil au-delà duquel les risques de cancer sont avérés se situe à 100 millisieverts par an. Certains points de la ferme des Kanno présentent des taux d’irradiation comparables à ceux des zones proches de la centrale de Tchernobyl. L’eau de pluie qui a ruisselé en ces endroits a concentré tout le drame d’Iitate et de ses habitants.
La propriété de la famille Kanno se situe pourtant à plus de 45 km de la centrale de Fukushima Daiichi, endommagée le 11 mars par le séisme et le tsunami qui ont frappé le nord-est du Japon. La totalité d’Iitate, commune de moyenne montagne désignée récemment comme un des plus beaux paysages du pays, se trouve en dehors des cercles concentriques tracés autour des réacteurs endommagés. Celui des 20 kilomètres , qui a délimité d’emblée la zone d’évacuation obligatoire. Et celui des 30 kilomètres, qui contient la zone dite de confinement.
Mais la radioactivité ne s’est pas conformée aux traits de compas des autorités. Les 16 et 17 mars, les particules émises par les explosions des réacteurs ont été poussées par le vent vers l’intérieur des terres. Leurs nuages, très bas, ont remonté les vallées, puis passé les cols en direction du nord-ouest et d’Iitate. Tout au long de leur progression, les éléments nocifs ont été rabattus au sol, ou sur les toits des maisons, par la pluie et, pire, la neige tombée en abondance ces journées-là.
Aujourd’hui, dans cette contrée, tout ce qui a concentré cette eau du ciel affole le compteur Geiger: les gouttières, mais aussi les caniveaux ou la boue séchée. Autant de traces accumulées de la virulence de ce qui s’est abattu sur cette région, alors qu’aucun de ses habitants n’en avait été prévenu.
«Ce n’est que des semaines après que l’on nous a expliqué ce qui s’était passé, les risques que l’on courait, et que l’on a annoncé qu’il fallait évacuer», dit Tsugumi Kanno, comme nombre d’autres citoyens d’Iitate interrogés. «Pendant toutes les journées où il a neigé, nous n’avons vu personne, nous n’avons reçu aucun conseil. Nous n’avions même pas les informations nationales, parce que l’électricité était coupée.»
Les premières alarmes n’ont en effet été données que deux semaines après cette contamination, par des mesures éparses menées par des organisations non gouvernementales. Le tracé et la dangerosité de cette langue de terre empoisonnée n’ont été mis en évidence que le 10 avril par une carte dressée par les experts français de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), d’après des mesures sur le site effectuées par les Américains.
Les Japonais n’ont finalement produit leur propre document que le 24 avril avec des chiffres qui donnent enfin la mesure exacte du danger, bien supérieur à celui qui avait jusqu’alors été estimé. Alors que certains territoires à l’intérieur du cercle de l’évacuation immédiate apparaissent relativement préservés, la bande du nord-ouest présente, elle, des doses très élevées. La majeure partie des territoires de Namie, Katsurao et Iitate est touchée par une radioactivité nettement supérieure à 20 millisieverts par an, soit le seuil toléré pour les travailleurs du nucléaire. Et certaines zones y sont irradiées largement au-delà du fameux seuil des 100 millisieverts annuels, aux risques pour la santé avérés. «Ces données démontrent qu’il y a bien eu, localement, des contaminations radioactives d’un même ordre de grandeur que celles de Tchernobyl», commente Patrick Gourmelon, directeur de la radioprotection de l’homme à l’IRSN.
Pourquoi les autorités japonaises ont-elles assumé si tard ces chiffres, qui les ont finalement décidées à lancer une évacuation des territoires qui doit être achevée le 31 mai? Elles savaient depuis le début pourtant: la preuve en est affichée sur le bord des routes d’Iitate. Dans chaque hameau, à côté des consignes d’évacuation, des panneaux récapitulent depuis peu des mesures locales de la radioactivité. Celui qui se trouve à Nagatoro, l’un des bourgs les plus touchés, remonte jusqu’au 17 mars, et les chiffres qu’il avoue sont édifiants: 95 microsieverts par heure cette journée-là (soit l’équivalent de 830 millisieverts par an), 52 le lendemain et encore 60 le 20 mars.
L’invasion de ces vallées par les particules de mort avait été repérée et mesurée. Mais elle n’a donné lieu à aucune décision d’urgence: ni évacuation, ni confinement, ni consignes à la population. Les autorités compétentes semblent avoir simplement eu le souci de ne pas être un jour accusées d’avoir caché les choses.
Les données étaient publiées quotidiennement sur des sites peu accessibles par les populations concernées, a fortiori quand elles étaient privées d’électricité. Elles étaient immergées dans un flot de chiffres sans intérêt, dans lesquels se perdaient même les meilleurs spécialistes étrangers. Comme si les responsables avaient seulement cherché à «noyer le poison» de cette zone pas prévue par leurs plans très sommaires de réaction à l’accident nucléaire.
Sur place, pour les villageois, ces journées d’ignorance des risques ont pourtant été celles du danger maximal. Aujourd’hui, les dosimètres n’enregistrent plus que les effets de la présence du césium 137, un élément qui perd la moitié de sa radioactivité en trente ans, ce qui va condamner durablement les territoires les plus touchés. Mais, les premiers jours après la catastrophe, la neige faisait surtout tomber de l’iode 131 sur les toits et les champs. Une particule à l’existence beaucoup plus fugace (elle perd la moitié de sa radioactivité en huit jours) mais bien plus abondante et virulente. C’est elle qui est à l’origine des milliers de cas de cancer de la thyroïde recensés après la catastrophe de Tchernobyl.
Particulièrement nocive pour les enfants et les femmes enceintes, elle peut être combattue par l’absorption de capsules d’iode non radioactive. Aucune distribution n’en a été effectuée dans Iitate et ses communes avoisinantes.
Mais le pire c’est que, au cours de ces journées de neige empoisonnée, ces contrées montagneuses n’hébergeaient pas seulement l’immense majorité de leurs 8000 habitants, coincés là par le manque d’essence. Elles abritaient également des réfugiés venus de la côte dévastée par le tsunami, principalement de Minamisoma. Certains, aux maisons intactes, avaient même fui vers ces parages en entendant les énormes explosions des réacteurs nucléaires. Combien en tout? Personne n’en a une idée précise sur place, à cause des solidarités familiales qui ont surpeuplé les foyers.
Dans la ferme des Kanno, qui vivent habituellement à quatre – le couple et les parents de Tsugumi, aujourd’hui évacués – ils étaient 20 à se serrer. «De la famille éloignée, avec une petite fille de 3 ans et une femme enceinte», frémit-elle. Ils sont arrivés le 13 mars, repartis vers des centres pour réfugiés le 19, et sont donc restés à Iitate durant tout le pic de nocivité de l’iode 131. Comme la plupart des autres victimes de la catastrophe côtière.
«Au centre communal, il y a eu jusqu’à 1400 réfugiés. Nous passions la journée sur les routes, sous cette neige, pour leur apporter de quoi se nourrir», se souvient, amèrement, Yoshitomo Sugihara, responsable du hameau de Nagatoro, tout au sud de la commune. Autour de sa ferme, la radioactivité ambiante équivaut encore aujourd’hui à 105 millisieverts par an. Une association non gouvernementale s’est servie de sa propriété comme échantillon pour une évaluation de la pollution. La terre de sa cour a été raclée, le toit nettoyé à l’eau sous pression, les branches des arbres les plus exposés ont été coupées.
Après mesure, les chercheurs ont alors entassé cette matière, hautement radioactive, dans des sacs, au milieu des premiers arbres de la forêt, à défaut de pouvoir l’évacuer. Même dans leur enveloppe en plastique, ces déchets déclenchent l’alarme du détecteur.
«Je suis devenu le cobaye de ce désastre», sourit le vieil homme en montrant le dosimètre qu’il porte en permanence à la poitrine. Lui souhaite revenir dans sa ferme au-delà de la date butoir de l’évacuation. L’une de ses six vaches est pleine, et il serait trop risqué de la transporter avant qu’elle mette bas, mi-juin. «De toute manière, constate-t-il, avec tout ce que j’ai dû prendre dans les premières semaines, je ne crains plus rien.»
De fait, dans cette région momentanément surpeuplée, alors qu’elle aurait dû être immédiatement évacuée, un hasard – le seul à être heureux – a sans doute évité une catastrophe sanitaire majeure: l’hiver. La neige qui a fait le malheur d’Iitate a peut-être aussi sauvé ses habitants. «En cette saison, il n’y a rien dans les potagers», dit Tsugumi Kanno. Personne n’est allé chercher des légumes frais contaminés, dont la consommation aurait été extrêmement dangereuse. Les vaches sont restées à l’étable, préservées du plus gros des radiations, et n’ont mangé que du foin de l’année précédente.
En l’absence de toute consigne des autorités, plusieurs habitants nous ont toutefois indiqué avoir continué à consommer les choux chinois, gardés dans des pots à l’extérieur des maisons, et des radis noirs, conservés sous une épaisseur de terre peut-être suffisante pour les avoir préservés de l’iode. La plupart ont également continué à boire de l’eau des sources captées dans les montagnes.
Que se serait-il passé si la catastrophe avait eu lieu ces jours-ci, au cours de ce printemps irradié qui répand sur la région sa beauté vénéneuse? Tout au long des routes désertes, devant les maisons fermées par les habitants qui ont fui, les jardins débordent de fleurs. La pêche a été interdite à ceux qui restent, mais des villageois soupçonnent leurs voisins de continuer à aller chercher des pousses de bambou et des champignons, au mépris des risques pour leur santé. Comme s’ils cherchaient encore, pour quelques jours, à perpétuer les habitudes d’une région qui se vide pour longtemps.
Plus de la moitié des habitants d’Iitate et des communes voisines concernées par le plan d’évacuation sont déjà partis par leurs propres moyens. Le 15 mai, les ultimes enfants et femmes enceintes ont été évacués. Les récalcitrants profitent du flou des consignes émises par les autorités. Certains attendent la date du 31 mai pour voir ce qui se passera, d’autres pourront de toute manière revenir dans la journée pour travailler dans plusieurs entreprises qui ne déménageront pas tout de suite. Personne ne sait vraiment si la zone sera fermée aussi hermétiquement que celle qui encercle la centrale de Fukushima.
De fait, les autorités demeurent ambiguës, comme si elles n’osaient plus brusquer des habitants auxquelles elles ont laissé courir un si grand danger. Ce flou gêné tient aussi à l’enchevêtrement des responsabilités, entre municipalité, préfecture et Etat: dans cette situation d’urgence inédite, plus personne ne donne vraiment l’impression de savoir qui décide quoi. Il est également dû à l’épreuve de force financière entre le gouvernement et Tepco, le premier cherchant à faire prendre en charge directement par le second le coût de ces nouveaux relogements, de toutes ces fermetures d’exploitations agricoles et de ces déménagements d’entreprises entières.
Pour l’heure, le couple Kanno n’a touché que l’équivalent de 12 000 francs suisses comme indemnisation, auxquels s’ajouteront 730 francs mensuels d’aide au logement. «Tepco a ravagé nos vies et cherche maintenant à éviter de réparer les dégâts», constate Tsugumi Kanno, qui se déclare «au-delà de la colère et de la peur». Le couple se prépare donc à partir dans un appartement de la ville de Fukushima, à 60 km de la centrale, sans trop savoir s’il aura le droit de revenir.
Plus au sud, dans la partie la plus contaminée de la commune, et à Namie, à l’intérieur de la zone de confinement, les routes ressemblent déjà à celles du périmètre interdit autour de la centrale. On y parcourt des kilomètres sans voir quiconque, à regretter d’avoir l’œil rivé sur le compteur Geiger plutôt que sur les nuances de vert des collines boisées. Seules les maisons vides racontent le drame que la nature nie.
Les panneaux placés sur la chaussée commencent à dissuader toute circulation. Ils cernent la petite maison de Yumiko Amano, qui fait mine de ne pas les voir. Comme elle ne s’intéresse pas non plus aux doses auxquelles elle est exposée depuis le premier jour, sans avoir jamais quitté ce lieu. Dans ce fond de vallée creusé par la rivière Ukedo, connue pour ses brumes et ses saumons, la radioactivité ambiante dépasse les 150 millisieverts par an. Sous une gouttière de la maisonnette de la quadragénaire, elle équivaut à 1,2 sievert annuel.
Ces chiffres vont rendre inaccessibles ces fermes intactes, ces jardins si bien disposés bien plus de temps qu’il n’en faudra pour reconstruire les villages de la côte ravagée par le tsunami. Yumiko Amano n’entend pas moins rester là jusqu’à la date limite, avec son chien, ses chats et tous les animaux domestiques abandonnés par les voisins. Elle a choisi la philosophie pour faire face: «Nous avons profité des bienfaits de ce mode de vie, nous ne devons pas en fuir les conséquences néfastes.»
A Nagatoro, à peine moins irradié, Yoshitomo Sugihara a, lui, opté pour la nostalgie anticipée. Il a décidé de photographier tous les lieux, et tous les derniers instants de cette existence déjà révolue. Il sait qu’aux quelques journées passées à ignorer un péril si grand vont succéder des années à remâcher un exil forcé.
Des effets sur la santé difficiles à mesurer
On n’est pas près de savoir exactement si les habitants d’Iitate auront à souffrir de l’accident
Quelles conséquences l’exposition à l’iode 131 aura-t-elle pour la santé des habitants et des réfugiés qui se trouvaient à Iitate, au nord-ouest de Fukushima, et dans ses alentours? En avril, les autorités japonaises avaient laissé filtrer des nouvelles très rassurantes. Aucun des nombreux enfants examinés jusque-là n’a présenté la moindre anomalie, avaient-elles laissé entendre, sans indiquer s’il s’agissait spécifiquement d’habitants de ces zones n’ayant fait l’objet d’aucune mesure d’évacuation ni de confinement, et sans préciser la nature de ces examens.
Sur place, personne ne se risque à être aussi catégorique. D’abord, parce que nombre d’enfants et de femmes enceintes venus de la côte ravagée par le tsunami sont ensuite repartis vers d’autres centres d’accueil sans avoir été testés. Leur éparpillement dans tout le Japon risque aujourd’hui de compliquer ces vérifications. Ensuite, parce que les données concernant les habitants d’une commune en cours d’évacuation comme Iitate sont réparties entre plusieurs points de contrôle et ont visiblement du mal à être centralisées en fonction des communes d’origine des habitants. Enfin, parce que l’immense majorité des contrôles effectués consiste en un simple examen de la contamination externe des individus en promenant un capteur sur leur corps.
La détection des dégâts potentiels de l’iode 131 demande un examen plus long et plus minutieux de la quantité de rayonnement émise par la thyroïde de chaque individu. Pour l’heure, d’après des statistiques du 15 mai, 299 enfants de moins de 15 ans d’Iitate ont été contrôlés de cette manière sans qu’apparaisse d’anomalie. Mais il va falloir probablement patienter encore pour en avoir le cœur net sur la totalité de cette population.
Par Jérôme Fenoglio envoyé spécial à iitate et namie (Japon) /le temps 31mai11
Deux choses sont infinies: l’univers et la bêtise humaine, en ce qui concerne l’univers, je n’en ai pas acquis la certitude absolue.
(Albert Einstein)