Commentaire de Marché

Pierre-Antoine Delhommais : Il est plus facile pour un chameau…

Pierre-Antoine Delhommais : Il est plus facile pour un chameau…

 Basilique Saint-Denis par Alexandre Simões // Pas grand-chose de neuf à signaler cette semaine côté actualité économique. Ou plutôt la routine, avec une Asie qui continue à aller très fort et une Europe à se porter pas bien du tout.

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 Un excédent commercial de 20 milliards de dollars en mai en Chine, qui s’enrichit à vue d’oeil. Le nombre de millionnaires communistes, en dollars, s’il vous plaît, y a augmenté de 31 % en 2009, un peu moins toutefois qu’à Singapour (+ 35 %), qui détient désormais le taux de concentration de (très) riches le plus élevé au monde (plus d’un habitant sur dix). 

En Europe, où les pauvres millionnaires n’ont pas le moral à cause des hausses d’impôts qui les attendent, c’est le train-train ordinaire des rumeurs et des démentis. Non, l’Espagne n’a pas sollicité une aide de l’Union européenne, non, la Grèce n’a pas l’intention de sortir de l’euro. Quant à l’Allemagne, elle annonce un plan d’austérité de grande ampleur, c’est-à-dire très exactement l’inverse de ce que lui demandaient de faire tous les économistes. Là, ce n’est plus de “la stratégie non coopérative”, mais de l’autisme et même peut-être du nihilisme. 

Pas trop étonnant dans ces conditions que l’euro se soit rapproché cette semaine de sa parité de naissance, dont on espère juste qu’elle ne sera pas aussi son cours de décès. Bien sûr, on pourrait être réconforté en écoutant Vladimir Poutine dire toute “sa confiance et sa foi” dans la monnaie unique. Mais il est à craindre que l’expertise monétaire du premier ministre russe soit à la hauteur de son attachement aux droits de l’homme. 

Comme tout cela est tout de même un brin répétitif et un rien déprimant, on a décidé cette semaine de faire un voyage dans le temps, un bond en arrière d’une dizaine de siècles avec l’historien Jacques Le Goff et son essai Le Moyen Age et l’argent (Perrin, 244 p., 20 euros). Cela fait du bien d’abandonner quelques heures MM. Trichet, Bernanke et Strauss-Kahn pour côtoyer Theodoric le Grand, Boleslas le Vaillant, saint François d’Assise ou Philippe Auguste. Du bien aussi de se retrouver à une époque où l’économie était encore très peu monétarisée – avec pour inconvénient majeur, toutefois, relevé par Le Goff, d’avoir sérieusement bridé la croissance économique. 

A une époque, en tout cas, où l’argent ne servait pas encore à diviser la société en compartiments presque étanches. Les pauvres, au moins jusqu’au XIIIe siècle, ce ne sont pas ceux qui ne sont pas riches, ce sont les faibles, par opposition aux puissants, les humiles face aux potentes. Mais il est de “pauvres chevaliers”. 

Dans une société totalement dominée par la religion, il ne fait pas bon être riche, il ne fait pas bon porter les souliers à la poulaine, les Rolex du temps jadis. L’argent est de nature diabolique, symbolisé par une bourse tellement lourde pendue autour du cou du riche qu’elle entraîne celui-ci immanquablement vers l’enfer. Non seulement la richesse monétaire n’est pas considérée, mais elle est au contraire totalement déconsidérée, rejetée, obstacle pour accéder au paradis, comme l’enseigne le Nouveau Testament. 

Matthieu, 19, 23-24 : “Jésus dit alors à ses disciples : “En vérité, je vous le dis, il sera difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. Oui, je vous le répète, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux”.” 

C’est seulement au XIIIe siècle que la perception de la richesse et de l’argent dans la société va commencer à évoluer, avec l’essor du commerce, des villes… et aussi avec les besoins financiers croissants pour mener les croisades ou construire les cathédrales – dont Le Goff nous rappelle que leur construction fut si coûteuse que cela explique la stagnation de l’économie européenne au Moyen Age. A chacun ses cathédrales ! 

Au XIIIe siècle, donc, les autorités religieuses commencent à se montrer plus indulgentes vis-à-vis de l’usage et de l’accumulation d’argent. Avec le développement de la monnaie vient aussi le temps des débats autour de la légitimité du crédit – ça, on connaît bien -, du prêt à intérêt, de l’usure. 

Interdite entre chrétiens, l’usure constitue un péché mortel, un vol, le vol du temps qui n’appartient qu’à Dieu, puisque l’intérêt fait payer le temps écoulé entre le prêt et son remboursement. 

“Les usuriers, écrit alors Jacques de Vitry, ne participent pas au travail des hommes et ils ne seront pas châtiés avec les hommes mais avec les démons. Car à la quantité d’argent qu’ils reçoivent de l’usure correspond la quantité de bois envoyé en enfer pour les brûler.” Nos banquiers devraient finalement s’estimer drôlement chanceux de ne pas avoir été envoyés tous au bûcher. 

A partir du XIIIe siècle, le sort des usuriers va s’améliorer. Un peu. Au lieu de l’enfer, c’est le purgatoire qui leur est promis. C’est déjà ça. Et, en 1311, Philippe le Bel dépénalise les usures légères et fixe un taux d’intérêt maximum légal d’environ 20 %. 

Au même moment, avec l’expansion monétaire apparaît une richesse nouvelle, qui n’est plus celle des terres et des seigneurs, mais celle des marchands, des bourgeois et des financiers. La richesse, explique bien Le Goff, se situe “entre vice et vertu”, le riche ayant toujours besoin du pauvre pour sauver son âme en se montrant généreux avec lui. 

Avec le crédit plus répandu et la monnaie plus abondante arrive aussi le temps de l’instabilité monétaire – on connaît ça très bien aussi. Et celui des dévaluations ; on parlait alors de “mutations monétaires”. Pour dévaluer une monnaie, il suffit, rien de plus simple, de diminuer le poids de métal correspondant à une unité donnée. Philippe le Bel, toujours lui, usa et abusa des mutations, au point que la monnaie fut dite “fondante” et qu’il fut surnommé “le Faux-Monnayeur”. Que l’ouvrage de Jacques Le Goff ne tombe jamais entre les mains des monétaristes allemands, sinon Jean-Claude Trichet trouvera vite aussi son surnom : le Philippe le Bel des temps modernes.

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Courriel : delhommais@lemonde.fr 

Pierre-Antoine Delhommais Le Monde juin10

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