Il y a vingt ans, tout le monde disait que le Japon était le pays à haut revenu qui réussissait le mieux. Rares étaient ceux qui devinaient ce qu’allaient réserver les deux décennies suivantes. Aujourd’hui, tout le monde convient que ce pays est engagé dans une longue phase de déclin. Qu’est-ce qui a cloché ? Que devrait faire le nouveau gouvernement nippon ?
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Commençons par évoquer le contexte. Au vu de la qualité du système ferroviaire et de la nourriture que l’on trouve dans l’Archipel, le visiteur qui arrive d’Angleterre prend conscience qu’il vient d’un pays profondément arriéré. Car si c’est cela le déclin, alors la plupart des Britanniques l’accueilleraient à bras ouverts.
Et pourtant, le déclin est là. Au cours des deux dernières décennies, l’économie locale a connu une croissance annuelle de 1,1 % en moyenne. Selon l’historien de l’économie Angus Maddison, le produit intérieur brut (PIB) nippon par tête – à parité de pouvoir d’achat -, passé de 20 % du niveau américain en 1950 à un pic de 85 % du même niveau en 1991, était, en 2006, revenu à 72 %.
En termes réels, la valeur du Nikkei – l’indice phare de la Bourse de Tokyo – n’est plus que le quart de ce qu’elle était il y a vingt ans. Le plus inquiétant, peut-être, est que les parts des dettes publiques, nette et brute, qui représentaient respectivement 13 % et 68 % du PIB en 1991, devraient, selon les prévisions, bondir à 115 % et 227 % en 2010.
Que s’est-il passé ? Richard Koo, de Nomura Research Institute, incrimine la “déflation des bilans”. D’après M. Koo, une économie dans laquelle les surendettés consacrent leurs efforts à rembourser leurs dettes possède trois caractéristiques : la fourniture de crédit et de monnaie bancaire cesse de croître, non parce que les banques ne souhaitent pas prêter, mais parce que les entreprises et les ménages ne veulent plus emprunter ; la politique monétaire traditionnelle est largement inefficace ; le désir du secteur privé d’améliorer ses bilans finit par faire du gouvernement l’emprunteur de dernier ressort. Résultat : les efforts pour normaliser les politiques monétaire et budgétaire échouent, jusqu’à ce que soit achevé l’ajustement des bilans du secteur privé.
Les balances sectorielles entre épargne et investissement (recettes et dépenses) dans l’économie japonaise montrent clairement ce qui est arrivé. En 1990, tous les secteurs étaient proches de l’équilibre. Puis vint la crise. Son impact durable allait générer un excédent massif d’épargne dans le secteur privé. Puisque celle des ménages avait diminué, la principale explication à ce phénomène était la persistance de la part élevée de l’épargne industrielle brute dans le PIB et la baisse du taux d’investissement. L’énorme excédent privé avait été absorbé par les sorties de capitaux et les déficits budgétaires.
M. Koo affirme que ceux qui critiquent les déficits budgétaires se trompent. Sans eux, le pays aurait sombré dans une dépression, au lieu d’une longue période de faible demande. L’alternative eût été d’augmenter l’excédent des comptes courants, mais cela aurait nécessité une baisse du taux de change. Le Japon aurait dû imiter la politique chinoise de taux de change. Cela aurait probablement rendu les Etats-Unis furieux.
Pourtant, l’argumentation de M. Koo recèle une faiblesse. Elle n’explique ni la raison pour laquelle est apparu l’énorme excédent de dette, ni pourquoi le Japon s’est révélé aussi vulnérable au choc mondial, alors que l’ajustement du bilan du secteur industriel était enfin en grande partie réalisé.
Selon moi, le problème structurel sous-jacent était la combinaison d’une épargne excessive de la part des entreprises (bénéfices non distribués) et de la baisse des opportunités d’investissement une fois le retard de croissance rattrapé. Comme le remarque Andrew Smithers, du cabinet londonien Smithers & Co, l’investissement privé fixe non résidentiel japonais représentait 20 % du PIB en 1990, soit près du double de ce qu’il était aux Etats-Unis. Il est retombé à 13 % après une modeste hausse dans la décennie 2000.
Mais aucune baisse comparable n’est intervenue dans les bénéfices industriels non distribués. Dans les années 1980, cette épargne avait pu être absorbée grâce à la politique monétaire qui avait fait baisser le coût de l’emprunt à un taux proche de zéro et soutenu des investissements extravagants. Au cours des années 2000, c’est le boom des exportations et de l’investissement, dû en grande partie au commerce avec la Chine, qui a permis cette absorption.
C’est alors qu’a éclaté la crise économique mondiale actuelle, qui a eu un impact dévastateur sur les exportations et généré une énorme récession. Avec une contraction de 8,6 % entre le plus haut et le plus bas niveau de son PIB, le Japon a subi la plus forte récession des pays du G 7. En 2009, d’après l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la baisse des exportations nettes aurait à elle seule contracté l’économie de 1,8 %.
L’objectif du Japon devrait être à présent de parvenir à une croissance fondée sur la demande intérieure. La principale condition pour y parvenir est de réduire fortement l’épargne des sociétés. M. Smithers juge que cela se produira de manière naturelle, puisque l’épargne est en grande partie une consommation de capitaux, laquelle résulte d’une période d’investissement excessif.
J’ajouterais que si une économie a grand besoin d’ouverture à la concurrence en matière de contrôle des entreprises afin de faire lâcher leurs liquidités à des gestionnaires assoupis, c’est bien celle du Japon. N’étant pas redevable envers l'”establishment” des sociétés nipponnes, le nouveau gouvernement devrait adopter une politique susceptible de modifier enfin le comportement des entreprises.
Le moment est aussi venu d’enrayer la déflation. Pour cela, la Banque du Japon doit coopérer avec le gouvernement pour éviter une appréciation excessive du taux de change. La force récente du yen aurait dû conduire à une politique monétaire plus agressive. Lorsque le Japon connaîtra une inflation significative (2 % est le strict minimum), il aura les taux d’intérêt réels négatifs dont il a besoin.
Le reste du monde doit tirer les leçons de l’infortune économique du Japon. Elle enseigne que même des déficits budgétaires prolongés, des taux d’intérêt nuls et un assouplissement quantitatif ne conduiront pas à une flambée inflationniste dans les économies “post-bulle” qui, comme celle des Etats-Unis, pâtissent de capacités excédentaires et de bilans déséquilibrés. Elle nous apprend également que la sortie de tels excès est un processus de longue durée.
Mais l’expérience japonaise enseigne une leçon valable pour un autre pays. Elle indique que lorsqu’une croissance rapide commence à s’enliser dans une forte épargne des entreprises et un investissement fixe comparativement élevé, il peut s’avérer très malaisé de gérer la demande. Cela est particulièrement vrai si la promotion délibérée de bulles de crédit et de prix des actifs fait partie du mécanisme utilisé pour soutenir la demande. Qui doit particulièrement retenir aujourd’hui cette leçon ? La Chine.
Cette chronique de Martin Wolf, éditorialiste économique, est publiée en partenariat exclusif avec le “Financial Times”. (Traduit de l’anglais par Gilles Berton)
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