La Grèce restructurera
On connaît l’histoire de cet homme condamné à mort par son roi, et à qui celui-ci promet la vie sauve s’il arrive à apprendre à parler au cheval du monarque en moins d’un an.
Le condamné s’y engage. “Pourquoi accepter un tel défi ?”, lui demande-t-on. “Parce que tout peut arriver, répond l’homme. Le roi pourrait mourir ; moi-même pourrais mourir ; et le cheval pourrait bien apprendre à parler.”
Telle est l’approche de la zone euro face aux crises budgétaires.
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Les responsables politiques ont décidé de jouer la montre en espérant que les pays en difficulté finiront par rétablir leur solvabilité. Jusqu’à présent, ils ont échoué : loin de s’alléger, le coût de l’emprunt ne cesse de s’alourdir.
INÉLUCTABLE RESTRUCTURATION DE LA DETTE
Dans le cas de la Grèce, les chances de pouvoir de nouveau obtenir des prêts privés à des conditions acceptables sont infimes. Mais retarder sans cesse le jour où l’on reconnaîtra ces difficultés n’améliorera en rien la situation de la Grèce : au contraire, cela ne fera que rendre plus douloureuse encore l’inéluctable restructuration de la dette.
La dette grecque est en voie de dépasser 160 % du produit intérieur brut (PIB). Malheureusement, elle pourrait encore beaucoup augmenter. La Grèce pourrait échouer à atteindre ses objectifs budgétaires, soit à cause de l’impact pernicieux du resserrement budgétaire sur l’économie, soit en raison des résistances opposées aux mesures de redressement adoptées.
La dépréciation réelle qui serait nécessaire pour rétablir la compétitivité ferait croître le ratio de la dette par rapport au PIB, tandis que ne pas procéder à une telle dépréciation pourrait bien entraver le nécessaire retour à la croissance.
L’euro pourrait s’apprécier, ce qui dégraderait encore la compétitivité. Enfin, les banques pourraient bien échouer à soutenir l’économie.
Vu le poids de son endettement, les chances qu’a la Grèce de pouvoir financer sa dette sur le marché à des conditions en permettant la diminution progressive sont extrêmement faibles.
Imaginons que le taux d’intérêt sur la dette grecque à long terme soit de 6 %, au lieu des 16 % actuels.
Imaginons également que le PIB nominal croisse de 4 %. Il s’agit bien sûr d’hypothèses hautement optimistes. Ne serait-ce que pour stabiliser la dette, le gouvernement devrait enregistrer un excédent primaire (avant règlement des intérêts de la dette) équivalent à 3,2 % du PIB.
Pour que la dette grecque retombe avant 2040 en dessous de la limite de 60 % du PIB fixée par le traité de Maastricht, le pays devrait enregistrer un excédent primaire de 6 % du PIB.
PAYER PLUS QU’IL NE REÇOIT
Ainsi, chaque année, le peuple grec devrait accepter, de gré ou de force, de payer beaucoup plus en impôts qu’il ne reçoit sous forme de dépenses publiques.
Rien ne pourrait convaincre les investisseurs qu’une telle perspective est assez vraisemblable pour justifier le financement de la Grèce.
Et n’oublions pas que 6 % serait un spread (“écart de taux”) inférieur de moins de 3 points par rapport aux obligations allemandes. Il est inutile que le risque de défaut soit très élevé pour que cela paraisse extrêmement peu attirant.
Bref, la Grèce se trouve devant un dilemme insoluble : les créanciers savent qu’elle ne jouit pas de la crédibilité nécessaire pour emprunter à des taux d’intérêt supportables pour elle. Elle restera dépendante de quantités toujours plus grandes de financement officiel. Or, cela lui tend un piège plus grave encore.
Imaginons que la moitié de la dette grecque soit détenue par des créanciers officiels tels que le Fonds monétaire international (FMI) ou le Mécanisme européen de stabilité financière.
Supposons aussi que la réduction nécessaire de la dette pour pouvoir souscrire des prêts à des conditions supportables sur les marchés privés soit de 50 % de la valeur nominale. Alors les créanciers privés seraient éliminés.
Face à un tel risque, aucun prêteur responsable n’envisagerait de proposer de l’argent à des conditions supportables. Un rachat de la dette grecque par des financiers officiels rend donc encore plus improbable le retour à un financement privé.
Si l’on accepte la position, avancée par Lorenzo Bini Smaghi, un membre italien influent du directoire de la Banque centrale européenne, selon laquelle toute restructuration de la dette doit être écartée, alors il faudra que des sources officielles financent indéfiniment la Grèce.
CAUCHEMAR POLITIQUE
De surcroît, elles devront accepter de le faire à des conditions assez généreuses pour rendre possible un allégement à long terme du poids de la dette. C’est possible. Mais ce serait un cauchemar politique.
La Grèce perdrait pour une période indéfinie presque toute souveraineté et les ressentiments atteindraient de part et d’autre le point d’ébullition. Les membres non européens empêcheraient par ailleurs le FMI de faire preuve d’une telle largesse illimitée. Le fardeau retomberait alors sur les Européens. Il semble peu probable que l’on préserve longtemps le consensus nécessaire.
L’alternative serait une restructuration préventive de la dette, qui pourrait se faire dès 2012. Comme les prix des marchés nous indiquent que c’est ce que les investisseurs attendent, cela ne devrait pas les perturber.
Une restructuration devrait améliorer la solvabilité du pays et donner un sérieux coup de pouce aux incitations visant à soutenir un programme de stabilisation et de réforme.
De plus, grâce à une restructuration préventive planifiée, les autorités pourraient aussi préparer le soutien dont les banques ont besoin, tant en Grèce qu’à l’extérieur.
Il existe de nombreuses façons de restructurer une dette, certaines plus coercitives que d’autres. Par bonheur, 95 % de la dette publique grecque sont émis dans le cadre du droit national, ce qui devrait réduire les problèmes juridiques de mise en oeuvre d’une profonde restructuration.
Inutile de dire que cela entraînera quand même de gros problèmes. Et rien ne dit que cela ramènerait la Grèce sur la voie de la croissance, du fait que le pays souffre aussi d’un manque de compétitivité.
Dans le cadre de la zone euro, il n’existe aucune méthode simple pour résorber cette faiblesse. Le pays pourrait bien être voué à une déflation durable.
Aussi impopulaire que soit l’hypothèse d’une restructuration, l’alternative serait encore pire. La dette devrait alors être financée indéfiniment.
D’autres pays périphériques – l’Irlande et le Portugal, par exemple – seraient écartés durablement des marchés privés. Vu l’extrême difficulté des situations de départ, un retour à la santé budgétaire n’est en aucune façon garantie, ni dans un cas ni dans l’autre.
Les pays surendettés dotés de leur propre monnaie connaissent l’inflation. Mais les pays qui empruntent en devises sont acculés au défaut. En rejoignant la zone euro, les pays membres sont passés de la première situation à la seconde.
Si l’on écarte toute restructuration, les Etats les plus grands et les plus forts devront financer et discipliner les plus petits et les plus faibles. Et ils devront le faire jusqu’à ce que les chevaux apprennent à parler. Est-ce là l’avenir qu’ils souhaitent ?
(Cette chronique est publiée en partenariat exclusif avec le “Financial Times”. © “FT”. Traduit de l’anglais par Gilles Berton).
source “Monde Economie” du mardi 17 mai 2011.DR
Martin Wolf, éditorialiste économique