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L’Euro : L’intérêt commun des débiteurs et des cartels par Jean-Jacques Rosa

L’Euro :  L’intérêt commun des débiteurs et des cartels par Jean-Jacques Rosa

  Dans «L’euro: comment s’en débarrasser» (Grasset), l’économiste français Jean-Jacques Rosa explique comment la monnaie unique s’est révélée un fardeau intolérable pour la plupart des économies de l’Union. Pour lui, l’euro est un projet porté par les groupes européens désireux de coordonner des politiques d’intérêt et par les grands emprunteurs. Jean-Jacques Rosa voit donc l’éclatement de l’euro comme un renforcement de la démocratie.

PLUS DE ROSA EN SUIVANT :

Les avantages d’une monnaie forte sont faciles à comprendre: elle limite l’inflation intérieure et donne des garanties quant à la valeur des remboursements futurs aux prêteurs internationaux. (…)

D’un autre côté, il est vrai, une monnaie forte pénalise les exportations. Mais pour les grandes entreprises globalisées, l’investissement direct à l’étranger s’est de plus en plus substitué à la simple exportation de biens et services, et la monnaie forte abaisse le coût d’achat d’usines à l’étranger. De plus, la monnaie forte réduit le prix à l’importation des produits intermédiaires qui sont utilisés dans la production finale. C’est particulièrement le cas du «modèle allemand» qui consiste à importer des éléments déjà élaborés en Europe centrale et de l’Est notamment, qui sont ensuite intégrés aux productions germaniques avant réexportation, soit vers des pays tiers, soit vers des pays de la zone euro. C’est le cas, par exemple, des éléments automobiles fabriqués en Hongrie, Roumanie ou Pologne, qui sont ensuite montés, en Allemagne, dans les berlines ultérieurement exportées vers la France, l’Italie, la Chine ou l’Afrique. Les pays d’origine de ces importations ne sont pas les mêmes que les pays de destination, ce qui, au travers des différences de taux de change, permet de dégager des profits: l’euro fort abaisse le coût des importations en provenance de l’Europe de l’Est tandis que la moindre inflation allemande, comparée à celle de la France, de l’Italie ou de l’Espagne favorise l’exportation des produits finis vers ces pays au sein de la zone euro.

Toutefois la recherche d’une monnaie forte ne suffit pas à expliquer l’attrait de l’euro pour les grandes entreprises et pour les Trésors publics. En effet, un pays ayant une monnaie indépendante peut parfaitement gérer celle-ci de façon conservatrice pour tirer avantage de sa force sur les marchés des changes. C’était le cas par exemple de l’Allemagne avec le Deutsche Mark ou c’est aujourd’hui le cas de la Suisse. La fusion des monnaies nationales présente un intérêt supplémentaire: les taux de change (nominaux) deviennent «définitivement fixes», ce qui supprime tout risque de change, et donc les primes de risque inévitables en régime de change flottant, comme dans celui de change fixe mais révisable. La disparition de ces primes de risque contribue elle aussi à abaisser les taux d’intérêt débiteurs. Qui plus est, une monnaie unique partagée par plusieurs pays présente un autre type d’avantage, et non des moindres: la facilité de comparaison des prix intérieurs des divers pays membres. Les avocats de l’euro ont prétendu que cela bénéficiait aux consommateurs, qui seraient incapables de comparer précisément le prix d’une Volkswagen exprimé en marks à Bonn et en francs à Paris, lorsque le taux de change du mark au franc varie de jour en jour. Il serait alors facile aux entreprises de pratiquer des tarifs discriminants à la faveur d’une mauvaise information des consommateurs. L’argument est trompeur: l’acheteur ne se pose pas la question d’aller acheter sa voiture à Bonn plutôt qu’à Paris parce qu’il n’arrive pas à comparer les prix dans ces deux villes, mais en raison du coût des démarches, notamment administratives (accord des Mines pour l’importation) qui annuleraient, et au- delà, les gains à en espérer. Il achète là où il se trouve, par économie et par commodité.

Par contre les mouvements des taux de change créent des difficultés aux entreprises opérant sur plusieurs marchés, en faisant obstacle à leurs ententes anti-compétitives, ce qui est le cas de nombreuses industries en Europe. La structure oligopolistique caractérise beaucoup de secteurs d’activité, et au sein de chaque économie nationale. Le développement du marché commun, parachevé en 1986 avec l’»acte unique», a remis en question les oligopoles nationaux qui s’organisaient fréquemment en cartels pour réduire la concurrence, et a en conséquence laminé leurs rentes. Ils ont donc entrepris de réorganiser des cartels, mais cette fois au niveau de l’ensemble de l’Europe. C’est la tâche à laquelle se sont attelées les organisations professionnelles, notamment à l’occasion de leur lobbying à Bruxelles. Elles rencontrent une difficulté majeure: le fonctionnement de tout cartel repose sur la limitation des quantités produites qui permet de dégager des superprofits de quasi-monopole. Mais l’instrument pour ce faire est, outre les limitations quantitatives, l’accord sur les prix.

C’est ainsi par exemple que fonctionne l’OPEP. Le prix du baril est fixé au niveau mondial. Mais il l’est en dollars, ce qui facilite la surveillance du respect, par chaque pays membre, de ce prix unique essentiel au bon fonctionnement de tout cartel. La surveillance est essentielle car chaque membre du cartel est fortement tenté de consentir clandestinement un léger rabais à ses clients. De cette façon il devient très compétitif par rapport aux autres producteurs qui respectent le prix élevé fixé par le cartel. Il peut donc multiplier ses ventes… et ses profits. Mais en se généralisant, cette tricherie finit par faire exploser l’accord de cartel en conduisant à la baisse des prix, et donc à la disparition des superprofits. C’est pourquoi la survie d’un cartel est fragile et passe par une étroite surveillance des prix des producteurs. Il faut par conséquent qu’ils soient facilement connus de tous pour que des sanctions soient prises contre les tricheurs au sein du cartel. La tâche n’est pas aisée dans une entente internationale lorsque les taux de change fluctuent au jour le jour. Il faut discerner ce qu’est le niveau convenu du prix de cartel alors que les variations des taux de change justifient des changements de prix différents dans chaque pays. Il faut alors constamment renégocier le prix de collusion – dans chacune des monnaies -, renégociation difficile et coûteuse. Tout devient plus simple pour les cartels lorsque les prix sont établis partout en une seule monnaie, sans aucune variation de change.

Il s’ensuit que la reconstitution des cartels nationaux à plus grande échelle, au niveau du marché commun, nécessite la substitution d’une monnaie unique aux différentes monnaies nationales. Non pas pour l’avantage du consommateur, mais pour celui des producteurs.

L’ensemble de ces effets explique l’obstination des grandes entreprises à parvenir à la solution de la monnaie unique, après l’échec pratique du «serpent monétaire» qui visait déjà à limiter les incertitudes de change: la volonté de rétablir les conditions de fonctionnement de cartels dans un ensemble plus vaste s’allie à l’avantage que présente pour des débiteurs structurels la suppression des risques de change et la baisse du coût du capital. Et la suppression des primes d’inflation pousse à imposer une gestion monétaire conservatrice pour cette nouvelle monnaie partagée. On aurait pu songer à adopter pour tous les pays concernés une monnaie déjà existante et forte, le DM. Mais il était difficilement acceptable pour les responsables politiques des autres pays de consentir la cession de leur autonomie monétaire à un pays concurrent. Ils auraient été accusés de brader l’intérêt national au profit d’une «annexion» par l’Allemagne, ce qui aurait constitué une accusation politiquement explosive.

Ils ont donc opté pour la création d’un double du mark, l’euro, devant être géré par statut à la façon de l’original. Condition imposée par l’Allemagne pour consentir à la disparition du symbole de sa réussite d’après-guerre, et clé de son modèle exportateur. Tous les autres pays y gagnaient en ce qu’ils acquéraient immédiatement une monnaie forte, sans avoir à consentir de longues années d’austérité monétaire pour convaincre les marchés du sérieux de leurs nouvelles convictions anti-inflationnistes. La garantie allemande donnait dès le départ une réputation de stabilité au nouvel euro. C’était de ce point de vue une aubaine pour les emprunteurs structurels en Italie, en Espagne, en Irlande, en France, et bien entendu en Grèce. Les taux appliqués aux débiteurs de ces pays chutaient soudainement.

Mais qu’avait à y gagner l’Allemagne?

Elle prêtait sa réputation, durement gagnée par des années de conservatisme. Il lui fallait une rémunération. Elle l’obtint par la définition des taux de change d’entrée dans l’euro, qui impliquait une sous-évaluation substantielle du mark relativement aux autres monnaies. En d’autres termes, la définition des parités de création de l’euro permettait à l’Allemagne de bénéficier d’une véritable «dévaluation compétitive», lui donnant un fort avantage à l’exportation vers les autres pays de la zone.

De plus, elle se trouvait débarrassée des dévaluations compétitives des autres pays européens (à commencer par l’Italie) qui menaçaient périodiquement ses propres exportations. C’était le prix à payer pour son consentement à la disparition du mark, et cela confortait le modèle allemand d’une économie d’exportation. C’était aussi le début de difficultés récurrentes des balances commerciales de la France, de l’Italie et des autres vis-à-vis de l’Allemagne, d’autant que la convergence des taux d’inflation ne se faisant toujours pas, bien au contraire, les prix dans presque tous les pays autres que l’Allemagne continuaient à augmenter plus vite que ceux d’outre-Rhin, accentuant ainsi l’avantage compétitif de la République fédérale.

L’accord était ainsi scellé en un échange qui se voulait équilibré: l’Allemagne apportait en dot sa monnaie forte et sa réputation conservatrice et orthodoxe, les autres pays apportaient à l’Allemagne des débouchés commerciaux avantageux, avantage dont ils feignaient de croire qu’il allait se réduire à la faveur d’une convergence à venir des taux d’inflation.

Les industriels et les banquiers y trouvaient, pour leur part, un moyen de rétablir, sur le plus vaste marché unique, les cartels dont ils jouissaient naguère sur leurs marchés nationaux.

Il ne faut cependant pas oublier l’intérêt des Etats, considérés comme des organisations ayant leur propre objectif de survie et d’obtention de ressources. Les Etats aussi sont des emprunteurs structurels. A ce titre ils sont particulièrement attentifs au niveau des taux d’intérêt débiteurs. Or les années 80 et 90 leur ont apporté leur lot de problèmes. L’ouverture internationale des économies a considérablement réduit leur capacité financière. D’une part parce que la mobilité des produits et des facteurs a rendu malaisée et coûteuse l’imposition des produits et du capital (particulièrement mobile). D’autre part en raison de la perte de la position de débiteur dominant dont ils jouissaient précédemment sur leur marché intérieur des capitaux. Ainsi en France, le Trésor public était jadis le principal émetteur d’obligations, et il avait le pouvoir d’imposer aux investisseurs institutionnels l’obligation de les souscrire. Cela lui permettait de pratiquer la «répression financière» par laquelle il maintenait de faibles taux de rémunération à la fois de ces investisseurs, mais aussi plus généralement du public et en particulier des déposants dans les banques. Sur les marchés financiers mondiaux beaucoup plus vastes et échappant à des contrôles d’Etats particuliers, les ministères des Finances ne disposent plus aujourd’hui d’un tel pouvoir à un moment où la levée des impôts devient de plus en plus difficile et les besoins de financement ne cessent de croître, en raison notamment de l’évolution démographique qui amène les générations massives de l’après-guerre au seuil de la retraite.

Les Etats européens aspirent ainsi, eux aussi, à retrouver un pouvoir d’emprunteurs sur les marchés financiers, et à organiser un cartel européen en la matière. Le meilleur indice en est leur entêtement à dénoncer la concurrence fiscale, excessive selon les responsables gouvernementaux, qui les oppose les uns aux autres. Un cartel fiscal qui leur permettrait de relever les taux d’imposition en Europe leur semble infiniment préférable. De même, une monnaie unique devait les aider à reconstituer plus aisément entre eux, comme parmi les banquiers et les autres entreprises, un cartel d’emprunteurs bénéficiant de taux favorables dus au prix élevé de la monnaie.

source agefi juil11

EN COMPLEMENT : Rosa : «L’euro est un contresens économique»

Entretien Par  Patrice De Méritens juin11

«L’euro a été soutenu de bout en bout par une coalition de dirigeants politiques, d’élites administratives, de responsables du grand patronat, parce que toutes nos industries européennes sont le plus souvent cartellisées» souligne l’économiste Jean-Jacques Rosa.

INTERVIEW – Faillite en Irlande, mouvements de rue en Grèce et en Espagne, inquiétude en France: l’euro s’est révélé un fardeau intolérable pour nombre d’économies européennes, estime l’économiste Jean-Jacques Rosa, qui recommande une dévaluation de la monnaie unique et un retour au franc. 

LE FIGARO. – Peut-on dire que la France est en partie malade de l’euro?

Jean-Jacques ROSA. – Oui, car vous ne pouvez pas appliquer la même politique monétaire, c’est-à-dire le même taux de change et le même taux d’intérêt, à des économies dont les trajectoires et les structures sont différentes. Notre économie n’évolue pas de la même façon que celle de la Grèce ou de l’Allemagne: les taux d’inflation divergent, les phases conjoncturelles ne coïncident pas, et il n’y a pas de taux de change idéal et unique, globalement applicable.

Le taux de change détermine vos exportations et vos importations, il est lui-même lié aux taux d’intérêt, et si vous n’avez pas le bon change par rapport aux conditions de votre économie, cela pénalise votre croissance. Tel est le point fondamental. La monnaie unique est un fiasco pour les économies nationales qu’elle a privées d’un amortisseur de crise essentiel dans les remous de la grande récession. Les eurosceptiques ont donc eu raison sur toute la ligne en cernant les nuisances à venir de la monnaie unique, mais la victoire de la raison a quelque chose d’amer.

Déplorez-vous qu’une politique d’intégration de l’Europe n’ait pas précédé sa construction économique ?

La politique peut corriger les inconvénients d’une même monnaie appliquée à des économies différentes.

Aux Etats-Unis, par exemple, où le Massachusetts ne fonctionne pas comme le Texas, l’appareil étatique fédéral et l’impôt fédéral font que, lorsque le Texas est en plein boom, les rentrées fiscales provenant de cet Etat permettent de subventionner le Massachusetts qui est en récession. Les Etats-Unis peuvent donc supporter une monnaie commune qui, idéalement, ne convient pas à la fois au Texas et au Massachusetts, mais les transferts fiscaux permettent d’amortir le choc. Nous n’avons pas cela en Europe.

Faut-il des Etats-Unis d’Europe? C’était l’objectif des fédéralistes, mais une telle construction n’est pas possible pour des raisons de fond. Les Etats-Unis se sont constitués au XIXe siècle, dans un contexte d’impérialisme et d’extension territoriale des nations. Un siècle et demi plus tard, et particulièrement depuis la révolution de l’information des années 1970-1980, nous observons l’exacte tendance inverse. L’Empire soviétique a éclaté. Les nations se fragmentent, on l’a vu en Europe de l’Est, et les nations qui ne comportent que quelques millions d’habitants sont le plus souvent prospères. Ainsi des pays nordiques, de la Suisse, du Canada ou de la Nouvelle-Zélande. Grâce à l’ouverture des marchés mondiaux et à la révolution de l’information, au lieu d’être un handicap, la petite dimension est devenue un avantage. Et les plus petits pays sont nécessairement plus ouverts au commerce extérieur. Dans un monde de libre circulation, même si elle vient d’un tout petit pays, une entreprise peut se développer et vendre sur tous les marchés de forts volumes à faible coût.

Une Europe fédérale aboutirait donc, selon vous, à une régression ?

Regardez l’Histoire: après la Première Guerre mondiale, dans une économie où les marchés étaient fragmentés et le protectionnisme de règle, le calcul économique consistait à dire: puisqu’il n’y a plus d’accès à un marché mondial, nous devons avoir notre grand marché impérial. Telles ont été les politiques de la Grande-Bretagne et de la France. Ces temps-là sont révolus. Il vaut mieux vendre partout dans le monde plutôt que de se limiter à un sous-ensemble régional.

À qui profite l’euro ?

Je me suis posé cette question dès l’écriture de L’Erreur européenne, en 1998, alors que la monnaie unique n’était encore qu’à l’état de projet. C’était un tel contresens économique! Pourquoi tous ces gens de gouvernement, fort intelligents, ont-ils choisi de s’engouffrer dans cette nasse? Il s’agissait à l’époque d’obliger les Européens réticents à construire un super-Etat, par l’artifice technique de l’union monétaire qui les contraindrait tôt ou tard à accepter aussi l’union budgétaire, et donc un Etat fédéral. Certains milieux patronaux ne sont pas demeurés en reste. L’euro a été soutenu de bout en bout par une coalition de dirigeants politiques, d’élites administratives, de responsables du grand patronat, parce que toutes nos industries européennes sont le plus souvent cartellisées.

L’intérêt d’un cartel est de fixer les prix ensemble, pour supprimer ainsi la concurrence, hausser les tarifs et dégager des profits plus importants. Le mouvement, élargi à l’Europe, est clair: un cartel national fonctionnera sans grand problème dans un espace fermé, sous la houlette d’autorités professionnelles adéquates. Mais dès que l’on ouvre les frontières, on se trouve aux prises avec des concurrents qui ne jouent pas le même jeu. D’où la tentation de reconstituer un cartel dans une zone plus large, avec ces nouveaux concurrents. Se pose alors le problème du contrôle des prix convenus. Si le taux de change bouge chaque jour, la tâche devient complexe. Il faut renégocier en permanence, alors que si vous supprimez les variations de change, tout redevient simple, comme à l’intérieur d’une seule économie nationale. La volonté de reconstituer le cartel industriel au niveau européen fonde la volonté de supprimer toute variation de change. Les Etats, finalement, considérés comme des entreprises, sont dans la même situation…

Cette simplification que vous reconnaissez n’a-t-elle pas des aspects positifs ?

Cela dépend pour qui ! Positifs assurément pour les cartels qui augmenteront leurs profits, mais certainement pas pour tous les autres joueurs: les cartels font monter les prix et contractent les volumes de production aux dépens des citoyens et des consommateurs. «Les gens d’une même profession, observe Adam Smith dans La Richesse des nations,ne se rencontrent que rarement, même pour s’amuser ou se distraire, sans que leur conversation n’aboutisse à quelque collusion au détriment du public…»

Manière élégante de faire du populisme…

Mais il arrive que le populisme ait raison. Il peut certes devenir outrancier et préconiser de fausses solutions, mais il reste qu’en démocratie écouter le peuple est le principe fondamental.

Le peuple va-t-il pour autant réclamer la suppression de l’euro ?

Je ne le pense pas dans l’immédiat, parce qu’il faut d’abord comprendre qu’une très large part de nos difficultés provient de cette erreur économique majeure, ce qui nécessite une assez bonne connaissance des mécanismes monétaires. Mais il n’est pas nécessaire d’être un expert pour sentir que quelque chose ne va pas et comprendre que nous faisons fausse route.

Que répondez-vous aux économistes qui voient dans l’abandon de l’euro une porte ouverte sur l’apocalypse ?

L’Etat et les entreprises ayant des dettes libellées en euros détenues à l’étranger, sortir de la monnaie unique et dévaluer le nouveau franc soutiendrait l’activité mais majorerait le poids de cette dette, exprimée désormais en francs. Les charges des contribuables et des entreprises en seraient alourdies, ce qui, en sens inverse, ralentirait la croissance. On pourrait alors envisager de ne rembourser ces dettes que pour partie (un défaut partiel de paiement), mais alors les créanciers internationaux ne nous feraient plus confiance, d’où difficulté accrue de trouver du crédit à l’étranger. Les taux d’intérêt augmenteraient, ce qui pénaliserait les finances publiques et l’activité des entreprises.

Tels sont les principaux arguments des tenants de la monnaie unique. À cela deux réponses: en abaissant le coût de nos produits à l’étranger, la dévaluation stimulera la croissance, et nous donnera par conséquent davantage de moyens pour le service de la dette.

La seconde réponse est conditionnelle: dévaluer l’euro préalablement à l’instauration d’un nouveau franc nous procurera tous les avantages de la dévaluation, mais sans majorer la dette extérieure. En effet, il ne sera plus nécessaire de dévaluer le nouveau franc après la sortie de l’euro, puisque la dépréciation de ce dernier aura déjà reconstitué notre compétitivité. Il n’y aura donc pas de nécessité de dévaluer le franc proprement dit, ni par conséquent de majoration de la dette extérieure.

La solution est là: dévaluer la monnaie unique pour en sortir ensuite sans dommages. Ce n’est nullement une utopie. Aujourd’hui, l’euro vaut à peu près 1,42 dollar. Lorsqu’il a été créé, c’était à parité: un dollar contre un euro. Il est même tombé à un moment à 0,85. Abaisser son prix en dollars n’est donc pas impossible à réaliser.

Comment expliquez-vous alors le dogme si souvent réitéré d’une monnaie forte ?

À quoi sert une monnaie forte sinon à abaisser le coût des emprunts à l’étranger? Avec une monnaie forte, les prêteurs se disent qu’ils ne seront pas volés au moment du remboursement, si bien qu’ils n’exigent pas de taux d’intérêt élevés. En revanche, avec une monnaie faible, les prêteurs exigeront des taux majorés pour compenser par avance une éventuelle perte de capital. La conclusion à en tirer est qu’une monnaie unique et forte est une redoutable machine à emprunter parce qu’elle abaisse le coût de l’emprunt. Le cas espagnol illustre parfaitement l’aspect pervers de cette facilité. Avec 6% d’inflation environ dans le pays et un taux d’intérêt fixé par la BCE à 2%, les ménages et investisseurs locaux empruntent au taux réel de -4%. D’où une frénésie d’investissement immobilier qui a provoqué un déséquilibre complet de l’activité nationale et de la position patrimoniale des emprunteurs. Ils sont allés beaucoup trop loin, puisqu’ils étaient subventionnés pour emprunter…

Globalement, au niveau européen, il ne faut pas non plus se cacher que ces facilités de financement ont exonéré certains gouvernements des efforts nécessaires en termes de réformes structurelles et de réduction des dépenses. Au lieu d’imposer une libéralisation de l’économie, l’euro a encouragé le statu quo et a paralysé les réformes véritables.

La France peut-elle concrètement retourner à une monnaie nationale ?

Tous les pays issus du démembrement de l’URSS l’ont fait. Du rouble, ils sont passés à des monnaies nationales. Dans les années 1990, après la scission de la République tchèque et de la Slovaquie, j’ai posé la question au président tchèque Vaclav Klaus de la difficulté de créer ainsi sa propre monnaie. Il m’a répondu en exactement deux mots: «Une semaine»… En une génération, une soixantaine de pays sont sortis d’une union monétaire. Aussi, lorsqu’on nous présente cette proposition comme une sorte d’horrible et exceptionnel fantasme, il faut bien prendre conscience qu’elle n’a rien que de très banal. Aujourd’hui, la monnaie est essentiellement scripturale, concrètement, des comptes en banque. Du jour au lendemain vous décrétez que votre compte de 3000 euros est désormais de 3000 francs…

À quoi correspondra exactement cette équivalence entre l’euro et le franc ?

Chez le boulanger, la baguette qui était à un euro, passera à un franc – à quoi cela sert-il? A restaurer la compétitivité internationale de nos entreprises. Cela se fera soit après une dévaluation de l’euro, comme je le préconise, avec de réels effets sur les importations, les exportations et la croissance, ou bien après la recréation du franc. Dans ce dernier cas, nous pourrons aussi en profiter pour rétablir notre compétitivité non seulement vis-à-vis des pays tiers, mais aussi vis-à-vis de l’Allemagne. Ce qui ouvrirait enfin de réelles perspectives de retour à une croissance soutenue dans un pays où l’exportation représente un tiers environ de l’acti vité totale. Le résultat de la sortie de l’euro ne peut qu’être positif, tant pour la croissance que pour notre capacité de remboursement de la dette, qui repose au bout du compte sur l’accroissement du revenu national.

Dans votre livre vous posez la question: comment tout cela va-t-il se terminer ?

Mal pour l’euro, j’imagine, mais les configurations potentielles des choix de chacun des 16 partenaires de la zone – entre sortie isolée et maintien dans un groupe restreint – sont trop nombreuses pour que l’on puisse deviner à l’avance le scénario le plus probable. Néanmoins, il y a urgence. L’euro étant surévalué par rapport au dollar, les industries françaises sont pénalisées par rapport à tous les pays dont la monnaie est liée au dollar. Nous sommes aussi surévalués par rapport à l’Allemagne, sans possibilité aucune de correction par le change. Cela fait beaucoup de handicaps pour nos exportateurs et nos industries concurrencées par les importations.

L’urgence n’est-elle pas plus pressante encore pour les PIGS ?

Avec des inflations plus élevées que la nôtre – et surtout que l’allemande -, une compétitivité fortement dégradée, des problèmes aigus de dette, certains de ces pays vont sortir très probablement de la zone euro. Je pense à la Grèce, mais aussi au Portugal, à l’Irlande, et peut-être même l’Espagne.

C’est une prédiction sérieuse ?

Pour les Grecs, assurément. Le pire est le problème du renouvellement de la dette qui arrive à terme. Il leur faudra réemprunter beaucoup entre 2012 et 2014. On multiplie donc les plans de prétendu sauvetage, alors qu’en vérité on alourdit encore leur dette en pourcentage du revenu national. Et les plans d’austérité contractent davantage l’activité écono mique, si bien que le rapport de la dette à la capacité de remboursement augmente au lieu de se réduire. Chaque prêt aggrave leur problème. D’où les réactions de rue à Athènes ou à Madrid. Pour s’en sortir, ils ne pourront que renoncer à rembourser une partie de la dette et dévaluer, c’est-à-dire sortir de l’euro.

Et nous ?

Seuls les pays les moins pénalisés par la monnaie forte pourraient rester dans l’euro: l’Allemagne et ses voisins, les Pays-Bas, l’Autriche. Si les moins bons débiteurs sortent, les marchés internationaux auront davantage confiance dans la monnaie unique. Je doute alors que l’on puisse obtenir une dévaluation importante de l’euro, comme je le souhaite. Or, à supposer que l’euro monte encore, la France devrait alors recourir à une dévaluation majeure qui augmenterait beaucoup sa dette externe. D’où la nécessité d’envisager une rapide sortie. Entre 2012 et 2014, nous allons vivre une phase critique. Si les pays du Sud sortent de la zone euro avant la France, ce sera mauvais pour nous.

Le cartel multinational de l’euro ne durera pas, la guerre de sécession a déjà commencé, dites-vous…

Oui, pour toutes les raisons évoquées précédemment: un ensemble de pays pour lesquels une monnaie unique n’est pas un élément positif peut malgré tout fonctionner s’il dispose d’un Etat central et de finances publiques fédérales, comme aux Etats-Unis. C’est ce qu’avaient en tête les partisans de l’euro qui voulaient construire un super-Etat continental. Malheureusement cette erreur de stratégie, historique, a produit des conséquences économiques désastreuses. On s’est engagé dans la voie conduisant à la centralisation pour s’apercevoir finalement qu’elle était impraticable du fait des disparités entre pays. La guerre de sécession a donc commencé.

Elle n’oppose pas uniquement des Etats entre eux, mais des populations soucieuses de leur niveau de vie, d’une part, et des Trésors publics, grandes banques et grandes entreprises, d’autre part, qui entendent défendre jusqu’au bout leur avantage d’emprunteurs et leurs cartels intra-européens. Cette guerre ne s’arrêtera qu’avec la dissolution de l’euro. Catastrophe économique oblige : le mouvement est amorcé.

3 réponses »

  1. il suffira de décréter 1 euro =1 franc…..il n’est pas dit ce qu’en penseraient nos créanciers ni combien de francs il faudrait pour acheter sa baguette.Le décalage entre la reprise des investissements et ses effets et ceux immédiats découlant de la dévaluation conduirait à une énorme perte de pouvoir d’achat et à la ruine des épargnants.;
    Dire que nos difficultés viennent de la population vieillissante est hardi.’Elle ne représente qu’une partie d’un problème tenant beaucoup plus à l’application de politiques keynésienne depuis toujours et à une vision marxisante de la société largement répandu dans les cervelles des énarques qui nous gouvernent
    sauf erreur de ma part la conversion s’est faite sur la base 1 euro égale 1.18 dol pas 1 pour 1 et 6,59557 pour un franc dire 1 euro égal 1 franc c’est diviser la valeur par 6,55957
    êtes vous prêt à payer vos produits importés qui sont partout multipliés par 6,56?

  2. Bonjour,
    Je voudrais savoir ce que deviennent mes dettes et mes avoirs en cas de sortie de l’Euro.
    Mon banquier ne sait pas ou ne veut pas me répondre. Or il a un devoir d’information et un devoir de conseil.
    Me conseillez-vous de lui adresser une lettre recommandée lui sommant de me répondre en précisant
    les textes sur lesquels s’appuie cette réponse ?
    J’imagine que mes avoirs seraient convertis en monnaie nationale, quant à mes dettes qu’en serait-il ?
    Si mes dettes restent en euros et que la monnaie nationale se déprécie alors mes traites augmenteraient.
    Merci.

    • bonjour Phil

      Pour faire simple :

      Passé un certain montant hors Euro ou dans l’Euro la charge de la dette compte tenu des déséquilibres et des pressions qu’elle entraine implique une déflation de lensemble des revenus des populations :Baisse des salaires sous la pression d’un chomage accru, baisse des salaires et des pensions distribuées par l’état, augmentation des impots…une sortie de l’euro aurait pour corrolaire en plus d’organiser ce que l’on appelle une dévaluation compétitive qui a moyen terme renforce l’appareil exportateur mais qui à court terme en renchérissant le prix des importations impliquent de nouveaux sacriffces aux populations concernés…
      Si vous avez emprunté dans votre monnaie nationale et que vous n’avez pas cédé au charme pervers du carry trade votre nouvelle dette sera libellée dans la toute nouvelle monnaie choisie…en tout point équivalente a ce qu’elle était auparavant mais comme vos revenus auront baissé vous aurez beaucoup plus de mal à la rembourser… le seul système favorable au débiteur et à condition d’avoir emprunter à taux fixe c’est celui d’une inflation solide et pérenne qui serait indexée sur les salaires comme en Belgique par exemple…
      Bien sur et vous le comprendrez aisement les choses peuvent se présenter sous un meilleur jour si un pays décide en plus d’une sortie de l’euro de faire défaut sur sa dette cad se déclare en faillite, car cela oblige le créancier à assumer ses responsabilités et à assumer ses pertes au minimum 50%…

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