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Ayn Rand : La guerrière du «vivre pour soi» idéologique

Ayn Rand :  La guerrière du «vivre pour soi» idéologique

L’œuvre romanesque et la pensée philosophique d’Ayn Rand (née le 2 février 1905 à Saint-Pétersbourg et décédée le 6 mars 1982 à New York) ont bouleversé le paysage intellectuel américain dans l’après-guerre et jusqu’à l’élection de Ronald Reagan en 1980. En Europe, cette auteure reste méconnue. Dans sa biographie (Ayn Rand, ou la passion de l’égoïsme rationnel- Les Belles Lettres), Alain Laurent réussit à mêler le récit d’une vie avec la doctrine philosophique portée sans relâche: un individualisme qui exalte l’homme libre. 

  Au moment où Ayn Rand cesse peu à peu de placer expressément l’individualisme au centre de ses préoccupations intellectuelles et engagements publics, il est incontestable que pratiquement personne d’autre qu’elle, avant ou après elle, aux États-Unis ou ailleurs (une notoire exception étant le philosophe français Georges Palante au début du XXe siècle) n’a aussi pleinement et passionnément assumé ce mot si décrié et mal compris, en lui donnant sa plus vigoureuse acception égocentrée et socialement non conformiste.

 Mais si elle parle beaucoup d’individualisme et le fait en se fondant sur une expérience personnelle et viscérale de la chose, il ne faut pas trop compter sur elle pour proposer une analyse consistante de ce concept. C’est au lecteur curieux d’en savoir plus sur l’exacte conception qu’elle s’en fait de procéder à ce travail à sa place, en passant au crible et ordonnant les multiples fragments de textes de toute nature (lettres, notes de travail, passages empruntés à ses romans) où elle s’exprime sur ce sujet pendant une douzaine d’années, de 1934 à 1946.

Trois termes la caractérisent: substance, que d’ailleurs elle n’emploie pas, indépendance et confiance. C’est un individualisme ontologique, calé sur un individu de nature substantielle – une entité irréductible et insubsumable, qui existe originellement par elle-même et pour elle-même, en qui se tient l’unique réalité humaine. Et un individualisme déontologique, qui affirme catégoriquement le droit inaliénable de l’individu tel que défini ci-avant de s’autodéterminer par sa propre raison, d’être soi-même en cultivant sa singularité créatrice, de vivre pour soi dans la pleine responsabilité de lui-même : de s’accomplir dans l’indépendance morale. Ce n’est toutefois nullement un individualisme de repli autarcique de style «chacun chez soi», d’isolement passif et asocial dans un cocon privé. Ancré sur une individualité campée comme une fière principauté souveraine, certes fortifiée pour interdire toute intrusion indésirable mais dont on sort très volontiers armé d’une inébranlable confiance en soi pour bâtir, créer, conquérir et prendre des risques avec des égaux que l’on a librement choisis, l’individualisme randien est sélectif, affirmatif et offensif

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On est là aussi loin de la célèbre définition qu’en a proposée Tocqueville dans De la démocratie en Amérique: «L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société, il abandonne volontiers la grande société à elle-même», que de celle de Durkheim pour qui «l’individualisme, bien entendu, n’est pas l’égoïsme mais la pitié et la sympathie de l’homme pour l’homme». À beaucoup d’égards, il est relativement proche de ce qu’en dit Hayek dans La Route de la servitude, à savoir que «la philosophie de l’individualisme» consiste à «laisser l’individu, à l’intérieur de limites déterminées, libre de se conformer à ses propres valeurs plutôt qu’à celles d’autrui» et que «dans ce domaine les fins de l’individu doivent être toutes-puissantes et échapper à la dictature d’autrui. Reconnaître l’individu comme juge en dernier ressort de ses propres fins, croire que dans la mesure du possible ses propres opinions doivent gouverner ses actes, telle est l’essence de l’individualisme». Mais il n’en va pas de même quand l’économiste libéral autrichien fait plus loin de l’individualisme «une attitude d’humilité» devant les phénomènes sociaux qu’il qualifiera en 1948 dans le texte «Individualism, true and false» (Individualism and economic order) d’»impersonnels» et «supra-individuels» tout en qualifiant l’individualisme rationaliste de «faux individualisme». De quoi mettre Ayn Rand dans une belle rage.

Mais la conception randienne de l’individualisme se trouve encore infiniment plus aux antipodes de la phraséologie «révisionniste» contemporaine qui néantise l’individu ou bien récupère l’individualisme pour le sociologiser à outrance, le transformant en une coquille vide, vidée qu’elle est de toute sa substantifique moelle. Consulter des ouvrages récemment publiés par ces contempteurs de la véritable individualité est tout à fait édifiant. Quand l’individu n’est pas tout bonnement nié dans sa réalité même, il est réduit à l’état de pure «production sociale», par nature inapte à toute autodétermination digne de ce nom ou souveraineté résultant du travail conscient et rationnel de soi sur soi. Pour le psychanalyste Miguel Benasayag, auteur d’un instructif Mythe de l’individu (2004) au titre révélateur, l’individu est une «construction» qu’il s’agit naturellement de «déconstruire». Car c’est seulement un «pli», une «forme d’organisation sociale», «le nom et la figure d’une société déterminée» qui est bien sûr le capitalisme. Et à en croire ce qui s’en dit çà et là dans le si idéologiquement représentatif recueil L’Individu aujourd’hui (2010), si l’individu existe tout de même quelque peu, ce n’est que comme «produit des institutions». L’individualisme y devient «un grand récit» mystificateur ignorant «la précédence du social» et un incontournable «englobement dans la collectivité». Dans sa contribution, Robert Castel résume bien la tonalité d’ensemble de l’ouvrage : «L’individu n’est pas une substance tombée du ciel armée de toutes les capacités pour se réaliser et qui, telle la Belle au bois dormant, n’attend que d’être libérée d’une gangue de lois et de réglementations dont l’État l’a recouverte […]. Il n’y a pas d’individus sans supports.» Selon cette vulgate sociolâtrique inaugurée par Auguste Comte puis Durkheim et plus tard John Dewey aux États-Unis (raison pour laquelle Rand le prendra comme cible préférée), l’individu a quelque chose d’un automate forcément et presque exclusivement mû par des forces anonymes qui lui sont supérieures. Il perd toute réalité substantielle puisqu’il est avant tout un effet de sa relation avec les autres qui a nécessairement besoin de béquilles institutionnelles pour se tenir debout, et de prothèses ou d’assistance respiratoire prodiguées par l’État pour aller de l’avant au sein d’appartenances fatales mais sécurisantes. Du coup, balayées la responsabilité individuelle de soi, et l’«indépendance individuelle» tant explicitement célébrée par Benjamin Constant puis Tocqueville à la fin de De la démocratie en Amérique. Ne subsistent que des zombies ou des ectoplasmes englués dans des collectifs. Pour qui est cependant sorti de ces «illusions groupales», sait qu’abondent les preuves de l’existence irréductible des individus en qui se trouve la seule réalité humaine et tient que, par ses propres forces, l’individu peut accéder à cette patiente «création de soi par soi» chère à Bergson, il y a assurément une rafraîchissante et préventive leçon à retenir de l’apologie randienne de l’individualisme.

Le seul et grand reproche à adresser à Ayn Rand est de ne pas se préoccuper de lui donner un contenu conceptuel conséquent. Jamais elle ne cherche à argumenter solidement son plaidoyer, en établir discursivement le bien-fondé et invalider les objections possibles, les interprétations alternatives ou hostiles. Un trait d’idiosyncrasie intellectuelle dommageable à sa propre cause, qui ne fera que se confirmer par la suite.

Après 1945-1946, lorsque son projet fondationniste l’entraînera sur les terrains plus ardus de la «métaphysique» et de l’éthique mis au service de la fiction, elle ne délaissera tout de même pas complètement les hymnes à l’individualisme, quand bien même le mot brillera par sa totale absence dans Atlas Shrugged. Au cours des premières années de préparation de son nouvel opus, elle s’évertue encore à convaincre ses lecteurs ou correspondants que l’individualisme bien compris est tout le contraire de ce que colportent clichés et caricatures si répandues. Dans le Textbook of Americanism, un pamphlet rédigé en mai-juin 1946 à l’intention du monde du show-biz hollywoodien pour l’appeler à la vigilance contre l’emprise des idées communistes, elle rappelle qu’»un individualiste est un homme qui reconnaît les droits individuels inaliénables de l’homme – les siens et ceux des autres. Un individualiste est quelqu’un qui dit: je ne m’en prendrai pas à la vie des autres, ni laisserai quelqu’un s’en prendre à la mienne. Je ne veux ni dominer, ni être dominé. Je ne me sacrifierai pour personne, et ne sacrifierai personne à moi-même». À sa nouvelle grande amie, l’écrivaine Rose Wilder Lane, elle écrit le 3 novembre 1947: «Naturellement, l’individualisme ne signifie pas l’isolement, la solitude ou l’exil sur une île déserte. En fait, seuls les véritables individualistes sont capables de s’associer à d’autres.

Mais ils le font seulement sur la base de la reconnaissance de l’indépendance fondamentale de chaque homme: chaque homme vit foncièrement d’abord pour et par lui-même, et reconnaît le même droit aux autres.» Cette mise au point «sociétale» est complétée par exemple par cette autre, adressée encore à une amie (17 avril 1947), qui récuse les interprétations utilitaristes ou conséquentialistes justifiant l’individualisme uniquement par ses effets économiques et sociaux positifs: «L’essence de l’individualisme est que personne, ni vous, ni moi, ni Marx, ne peut dire à un homme pour quoi il doit vivre, ni subordonner ses droits à un but que nous lui fixerions. L’individualisme n’a aucune finalité, et ne promet rien. Il est vrai que l’individualisme conduit au développement de la créativité humaine et à tout ce que les hommes peuvent souhaiter. Mais ce sont des conséquences et non des buts ; des résultats seconds, pas des objectifs prédéterminés. Cela ne peut faire partie de la défense de l’individualisme.» Et, dans une perspective semblable, à Richard Mealand, ce président de Paramount Pictures qui avait beaucoup fait pour que paraisse The Fountainhead, elle explique que l’individualisme est «le seul principe qui bénéficie à la fois à l’individu et au reste de la société – mais ce n’est pas le bien social qui en est le critère et la justification, c’est le droit de l’individu de vivre sa propre vie pour son propre compte […]» (31 juillet 1947). On notera au passage que Rand ne souscrit nullement au lieu commun opposant l’individu à la société.

Après Atlas Shrugged (1957), quand elle aura forgé le terme «objectivisme» pour qualifier son axiomatique doctrinale et ne jurera plus que par l’«éthique de l’égoïsme rationnel» de préférence à un «individualisme rationnel» qui eût tout autant convenu, il arrivera encore toutefois à Ayn Rand de remobiliser occasionnellement la notion d’individualisme. Quand en 1961 elle publie une sélection des passages les plus forts de ses textes de fiction dans For the New Intellectuals, le plaidoyer d’Howard Roark dans The Fountainhead est rétrospectivement et significativement titré «The Soul of an Individualist». C’est également le cas lorsqu’en septembre 1963 l’une des chroniques les plus corrosives qu’elle ait fait paraître dans The Objectivist Newsletter intitulée «Racism» l’amène à remettre l’individualisme à l’honneur pour l’ériger en parfait antidote au racisme : «L ‘individualisme considère l’homme – chaque homme – comme une entité souveraine et indépendante qui possède un droit inaliénable à sa propre vie, un droit qui découle de sa nature en tant qu’être rationnel. L’individualisme soutient qu’une société civilisée, ou toute forme d’association, de coopération ou de coexistence pacifique entre les hommes ne peut être atteinte que sur la base de la reconnaissance des droits individuels, et qu’un groupe, comme tel, n’a d’autres droits que les droits individuels de ses membres.» L’idée sous-jacente est qu’aussi bien le racisme ordinaire que l’ethno-communautarisme en train d’apparaître pour justifier l’«affirmative action», c’est-à-dire la discrimination positive favorisant les «minorités», sont deux formes apparentées du «tribalisme», d’un collectivisme sociologique tyrannique dont l’essence est de nier l’individu.C’est dans ce texte réédité l’année suivante dans The Virtue of Selfishness que, pour couper l’herbe sous le pied à cette idéologie, elle glisse une proposition fort souvent citée depuis: «La plus petite minorité sur terre est l’individu» – une formule utilisée en décembre 1961 dans une conférence à Boston.

source agefi sep11

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