La menace du coup de balai Par Beat Kappeler
Les démocraties comme les dictatures supposent des courroies de transmission plus ou moins efficaces. L’avantage avec la démocratie, c’est que le peuple a la liberté, tous les quatre ans, de changer les têtes


Et ainsi la dictature d’un seul homme sur ce pays est terminée», dit le commentateur de la BBC après la mort du colonel Kadhafi. Mais la politologie de ce bilan est erronée. Elle suggère un dictateur qui manipule son entourage immédiat par l’arme à bout portant pour commettre des actes exécrables et subjuguer le peuple innocent. Mais Kadhafi dormait paisiblement dans ses tentes, et en Syrie le président Bachar el-Assad fait passer les chars sans être présent sur place. Il y a donc des courroies de transmission entre une équipe dirigeante et l’exécution de ses ordres par une administration normale, locale. Ou bien des interfaces, pour être plus moderne. La description d’un régime doit donc s’intéresser au fonctionnement de ces courroies de transmission, et cela sous les dictatures comme dans les régimes démocratiques.
Les régimes dictatoriaux s’appuient souvent sur une frange de la société, une tribu, ou bien sur une classe, par exemple les propriétaires fonciers, les sociétés minières, les exportateurs. Ainsi, malgré le régime personnel, toute une part importante de la nation profite du régime et le soutient. La prospérité de ces milieux se répercute même sur le menu peuple, qui est employé, choyé par des subventions sur les denrées. La notion d’innocence d’une part et de pouvoir brut d’autre part n’a pas de sens. L’explication facile par la religion et ses ferveurs ne tient pas non plus, elle est le décor dans lequel se drapent les intérêts tribaux, sociaux, régionaux. Certains régimes dictatoriaux gagnent leur légitimité relative par leur capacité à tenir le pays ensemble, à balancer les intérêts divergents. Le régime chinois doit beaucoup à cette faculté, qu’il exerce presque admirablement. La durée de tels régimes dictatoriaux s’explique ensuite par la loi sinistre de la connivence – l’application du pouvoir brut implique une multitude d’autres gens, à part les dirigeants qui ne se salissent pas les mains directement. Après les premiers méfaits, la police, l’armée, l’administration ne jouissent pas seulement de privilèges, mais elles ont commis des actes qui seraient punis lors d’un changement de régime. Ils le défendront donc bec et ongles.
On peut illustrer cette interprétation politologique par la Syrie. Le président actuel n’aspirait pas au pouvoir, il est ophtalmologue de formation. Ce n’est qu’après la mort de son frère aîné et la mort de son père que les franges de la société syrienne qui constituent le régime et qui en profitent l’ont installé sur le trône. Les courroies refaisaient leur moteur. On peut même penser que des dictateurs agissent eux-mêmes sous une certaine contrainte, sous des engagements pris.
Les régimes démocratiques fonctionnent selon le même modèle des courroies, quoi qu’on en lise dans les manuels. Car, une fois une équipe installée au pouvoir, le régime fonctionne également de haut en bas, il se coopte, il cherche des alliances entre les forces pour durer. La belle unité du Parti socialiste français après la victoire de François Hollande dans les primaires en témoigne. Ce sera lui, s’il est élu président, qui déterminera les ministres, les préfets, les chefs de l’armée et qui, par le parachutage des fidèles dans les circonscriptions, scellera sa victoire législative. En choisissant, Hollande devra tenir compte des différents intérêts s’il veut durer. Alors, les applaudissements et les assurances de fidélité des grands caciques du parti après ces primaires sont sincères. Les courroies se mettent en place.
L’avantage des régimes démocratiques réside dans la possibilité de l’électorat de pouvoir balayer la tête et les membres de tels régimes lors de prochaines élections. La Suisse vote ce week-end. Mais détrompons-nous, même lors de l’élection du parlement sortant, en 2007, le citoyen ne pouvait pas prévoir le sauvetage d’UBS, l’abolition partielle du secret bancaire, la fixation du franc à 1,20 par rapport à l’euro et encore d’autres décisions prises «par les courroies» du pouvoir. Mais allez voter quand même. C’est la menace du balai qui discipline le pouvoir.
Source le temps oct11