Art de la guerre monétaire et économique

Le Sida : virulence ou prophylaxie ? de Jean Baudrillard extrait de Ecran total

Le Sida : virulence ou prophylaxie ? de Jean Baudrillard extrait de Ecran total

Dans nos sociétés d’excès, de circulation de plus en plus intense et de plus en plus rapide, d’économies interconnectées à l’égal des circuits informatiques (où l’on retrouve de tels virus sous une autre forme), un tel scénario était nettement envisageable tant l’esprit humain est incapable de se contenir et de garder de justes proportions ou de limites en matière de désir. Il lui faut être boulimique, accumuler sans cesse pour tenter de combler vainement sa prochaine déchéance. En quelque sorte, nous créons ou favorisons les épidémies ou les pandémies que nous méritons. Ce n’est sans doute pas une vérité agréable à entendre, mais sur une planète, tout est en interaction. Si le monde est beau, il est aussi brutal, fait d’agressions, de rivalités, de quête de territoire sans fin.

Baudrillard préfigurait ce qui arrive il y a trente ans. Et il arrivera, disait-il, aux sociétés humaines ce qui arrive avec l’informatique : empilement de contacts, d’excès de relations, d’informations, de médias, de moyens de transports, de proximité gluante, d’affichage narcissique et pornographique, de tourisme délirant, de surprotection clinique. Bref cette folie de rapports avec la surpopulation des grands centres urbains ne peut que favoriser le surgissement de telles pandémies tôt ou tard comme une protection contre notre propre beau système parfait en circuits intégrés. Tout est passé de plain-pied du virtuel au réel et réciproquement.

YANN LELOUP

« Sida, virus électroniques, terrorisme… La virulence advient lorsqu’un corps, un système, un réseau expulsent tous leurs éléments négatifs et se résolvent en une combinatoire d’éléments simples. La viralité est dans ce sens étroitement liée à la fractalité et à la digitalité. C’est parce que les ordinateurs, les machines électroniques sont devenus des abstractions, des machines virtuelles, des non-corps que les virus s’y déchaînent (elles sont bien plus vulnérables que les machines mécaniques traditionnelles). C’est parce que le corps lui-même est devenu un non-corps, une machine électronique et virtuelle, que les virus s’en emparent.

La médecine classique ne peut plus rien contre l’actuelle pathologie du corps, qui affecte le corps non comme forme, mais comme formule. Le corps du cancer, c’est le corps victime du dérèglement de sa formule génétique. Le corps sidéen, c’est le corps lésé, affecté dans ses réseaux d’immunités, dans ses réseaux de contrôle et d’anticorps.

Ces nouvelles pathologies sont les maladies d’un corps codifié et modélisé, ce sont des maladies du code et du modèle. L’être humain conçu comme machine électronique et cybernétique devient le terrain d’élection des virus et des maladies virales, tout comme les ordinateurs deviennent le terrain d’élection des virus électroniques.

« Là non plus il n’y a pas de prévention ni de thérapie efficaces, les métastases envahissent « virtuellement » tout le réseau, les langages machiniques désymbolisés n’offrent pas plus de résistance aux virus que les corps &symbolisés. La panne, l’accident mécanique traditionnel relevaient d’une bonne vieille médecine de réparation, mais les soudaines défaillances, les soudaines anomalies, les soudaines « trahisons » des anticorps (en dehors même de tout piratage délibéré) sont sans remède.

La viralité est la pathologie des circuits fermés, des circuits intégrés, de la promiscuité et de la réaction en chaîne. C’est une pathologie de l’inceste, pris dans un sens large et métaphorique.

Celui qui vit par le même périra par le même. L’impossibilité de l’échange, de la réciprocité, de l’altérité, sécrète cette autre altérité invisible, diabolique, insaisissable, cet Autre absolu qu’est le virus, lui-même fait d’éléments simples et d’une récurrence à l’infini.

Nous sommes dans une société incestueuse. Et le fait que le Sida ait touché d’abord les milieux homosexuels ou drogués tient à cette incestuosité des groupes qui fonctionnent en circuit fermé.

L’hémophilie touchait déjà les générations de mariages consanguins, les lignées à forte endogamie. La maladie étrange qui a frappé longtemps les cyprès était une sorte de virus qu’on a fini par attribuer à une différence moindre de température entre les hivers et les étés, à une promiscuité des saisons : le spectre du Même a encore frappé. Dans toute compulsion de ressemblance, extradition des différences, dans toute contiguïté des choses avec leur propre image, dans toute confusion des êtres avec leur propre code, il y a une menace de virulence incestueuse, d’une altérité diabolique qui vient détraquer cette si belle machine. Sous d’autres formes, c’est la résurgence du principe du Mal (ni morale ni culpabilité là-dedans : le principe du Mal est tout simplement synonyme du principe de réversion et du principe d’adversité. Dans des systèmes en voie de positivisation (13) totale, et donc de désymbolisation, le mal équivaut simplement, sous toutes ses formes, à la règle fondamentale de réversibilité).

Il y a une conséquence terrifiante à la production ininterrompue de positivité : car si la négativité engendre la crise et la critique, la positivité absolue, elle, engendre la catas-trophe, par incapacité justement de distiller la crise. Toute structure, tout système, tout corps social qui traque, qui expulse, qui exorcise ses éléments négatifs et critiques court le risque d’une catastrophe par réversion et implosion totale, comme tout corps biologique qui traque et élimine tous ses germes, ses bacilles, ses parasites, tous ses ennemis biologiques, court le risque du cancer, c’est-à-dire d’une positivité dévorante de ses propres cellules, il court le risque d’être dévoré par ses propres anticorps, désormais sans emploi.

Il est logique que le Sida (et le cancer) soient devenus les prototypes de notre pathologie moderne et de toute viralité meurtrière. Quand on livre le corps aux prothèses artificielles en même temps qu’aux fantaisies génétiques, on désorganise ses systèmes de défense, on brise sa logique biologique. Ce corps fractal voué à la multiplication de ses propres fonctions vers l’extérieur est en même temps voué à la démultiplication interne et irrépressible de ses propres cellules. Il entre en métastase : les métastases internes et biologiques sont en quelque sorte symétriques des métastases externes que sont les prothèses, les réseaux, les branchements.

Dans un espace surprotégé, le corps perd toutes ses défenses. On sait que dans les salles d’opération, la prophylaxie est telle que nul microbe, nulle bactérie ne peut sur-vivre. Or c’est là même, du fond de cet espace absolument clean, qu’on voit naître des maladies mystérieuses, anomaliques, virales. Car les virus, eux, résistent et prolifèrent dès qu’ils ont la place libre. Au fond, tant qu’il y avait des microbes, il n’y avait pas de virus. Dans un monde expurgé des vieilles infections, dans un monde clinique « idéal », se déploie une pathologie impalpable, implacable, née de la désinfection elle-même.

« Pathologie de troisième type. De même qu’on a affaire dans nos sociétés à une violence nouvelle, née du paradoxe d’une société permissive et pacifiée, on a affaire à de nouvelles maladies qui sont celles de corps surprotégés par leur bouclier artificiel, médical ou informatique. Donc vulnérables à tous les virus, aux réactions en chaîne les plus « perverses » et les plus inattendues. Une pathologie qui ne relève plus de l’accident ou de l’anomie, mais de « l’anomalie ». Exactement comme pour le corps social, où les mêmes causes entraînent les mêmes effets pervers, les mêmes dysfonctionnements imprévisibles, anomalies et terrorismes multiples, qu’on peut assimiler au désordre génétique des cellules, là aussi à force de surprotection, de surcodage, de surencadrement. Le système social, comme le corps biologique, perd ses défenses symboliques naturelles à mesure même de la sophistication technologique de ses prothèses. Et cette pathologie inédite, la médecine aura bien du mal à la conjurer, car elle-même fait partie du système de surprotection, d’acharnement protectionniste et prophylactique du corps. De même qu’il n’y a apparemment pas de solution politique au problème du terrorisme, de même il ne semble pas y avoir actuellement de solution biologique au problème du Sida ou du cancer — et pour la même raison : c’est que ce sont des symptômes anomaliques, un certain type de violence et de maladies nouvelles venues du fond du système lui-même, et contrecarrant avec une violence ou une virulence réactionnelle le surencadrement politique du corps social, le surencadrement biologique du corps tout court.

Pourtant cette nouvelle forme de virulence est ambiguë, et le Sida en est un exemple. Le Sida sert d’argument à un nouvel interdit sexuel, mais ce n’est plus un interdit moral: c’est un interdit fonctionnel sur la circulation du sexe. On rompt avec tous les commandements de la modernité. Or le sexe, comme l’argent, comme l’information, doit circuler librement. Tout doit être fluide, et l’accélération est fatale. Révoquer la sexualité sous prétexte de risque viral, c’est aussi absurde que d’arrêter les échanges internationaux sous prétexte qu’ils alimentent la flambée cancéreuse du dollar. Personne n’y songe sérieusement. Or, d’un seul coup, avec le Sida : arrêt sur le sexe. Contradiction dans le système ? Peut-être ce suspense a-t-il une finalité énigmatique, liée contradictoirement à la finalité tout aussi énigmatique de la libération sexuelle ?

On connaît l’autorégulation spontanée des systèmes, qui produisent leurs propres accidents, leurs propres freinages, afin de survivre contre leurs propres principes. Nulle société ne survit que contre son propre système de valeurs : il faut qu’elle en ait un, il faut aussi nécessairement qu’elle le nie et se détermine contre lui. Or nous vivons sur deux principes au moins : celui de la libération sexuelle, celui de la communication et de l’information. Mais tout se passe comme si l’espèce produisait d’elle-même, via la menace du Sida, un antidote à son principe de libération sexuelle, et, à travers le cancer, qui est un dérèglement du code génétique, et donc une pathologie de l’information, une résistance au principe tout-puissant du contrôle cybernétique. Et si tout cela signifiait un refus des flux obligés de sperme, de sexe, de signes, de parole, un refus de la communication forcée, de l’information programmée, de la promiscuité sexuelle ? S’il y avait là une résistance vitale à l’extension des flux, des circuits, des réseaux — au prix d’une nouvelle pathologie meurtrière certes, mais qui finalement nous protégerait de quelque chose de plus grave encore ? Avec le Sida et le cancer, nous payerions le prix de notre propre système : nous exorcisons sa virulence banale sous une forme fatale.

Nul ne peut préjuger de l’efficace de cet exorcisme, mais il faut se poser la question : à quoi résiste le cancer, à quelle éventualité pire encore (à l’hégémonie totale du code génétique) ? A quoi résiste le Sida, à quelle éventualité pire encore (à une épidémie sexuelle, à la promiscuité sexuelle totale) ? C’est le même problème avec la drogue : toute dramatisation mise à part, il faut se demander ce dont elle nous protège, quelle ligne de fuite elle constitue devant un mal pire encore (l’abrutissement rationnel, la sociabilité normative, la programmation universelle). On peut en dire autant du terrorisme : cette violence seconde, réactionnelle, abréactionnelle, ne nous protège-t-elle pas d’une épidémie de consensus, d’une leucémie et d’une déliquescence politi9ues grandissantes, et de la transparence invisible de l’Etat ? Toutes choses sont ambiguës et réversibles. Après tout, c’est bien par la névrose que l’homme se protège le plus efficacement de la folie. Dans ce sens, le Sida n’est pas une punition du ciel, il se pourrait que ce soit tout au contraire une abréaction défensive de l’espèce contre le risque d’une promiscuité totale, d’une perte totale d’identité dans la prolifération et l’accélération des réseaux.

Si le Sida, le terrorisme, le krach, les virus électroniques mobilisent, outre la police, la médecine, la science et les experts, toute l’imagination collective, c’est bien qu’ils sont autre chose que les épisodes d’un monde irrationnel. C’est qu’ils incarnent toute la logique de notre système, dont ils ne sont en quelque sorte que les points de cristallisation spectaculaire. Leur puissance est celle de l’irradiation et leur effet dans les imaginations à travers les médias est lui-même viral.

Ce sont des phénomènes immanents tous corrélés, qui obéissent au même protocole de virulence et dont l’effet de contamination est sans commune mesure avec leur incidence réelle. Ainsi, un seul acte terroriste force à revoir tout le politique à. la lumière de l’hypothèse terroriste, ainsi la seule apparition, même statistiquement faible, du Sida, force à revoir tout le spectre des maladies et du corps à la lumière de l’hypothèse virale et immunodéfective. Ainsi le moindre petit virus qui altère les mémoires du Pentagone ou qui inonde des réseaux entiers de vceux de Noël suffit à ruiner la crédibilité des systèmes informatiques, et force A revoir toutes les données en termes d’infiltration, de désinformation calculée, de risque et d’incertitude. Ce qui n’est objectivement pas sans humour.

C’est le privilège des phénomènes extrêmes, et de la catastrophe en général, puisque tous ces processus viraux relèvent évidemment de la catastrophe (non pas au sens moral, mais comme tournure anomalique des choses). L’ordre secret de la catastrophe, c’est l’inséparabilité de tous ces processus contemporains. C’est d’autre part l’affinité de ces phénomènes excentriques avec la banalité de l’ensemble du système. Tous les phénomènes extrêmes sont cohérents entre eux et, s’ils le sont, c’est qu’ils sont cohérents avec l’ensemble du système.

Cela veut dire qu’il est inutile d’espérer en la rationalité du système contre ses excroissances. L’illusion d’abolir les phénomènes extrêmes est totale. Ceux-ci se feront au contraire de plus en plus extrêmes A mesure que nos systèmes se feront plus sophistiqués. Heureusement, d’ailleurs, car ils en sont la thérapie de pointe, la thérapie homéopathique. Il n’y a plus de stratégie du Bien contre le Mal. Dans les systèmes transparents, homéostatiques ou homéofluides, il n’y a plus de stratégie que celle du Mal contre le Mal : la stratégie du pire. La seule stratégie possible est une stratégie fatale, et ce n’est même pas une question de choix, nous la voyons se dérouler sous nos yeux. Il y a ainsi une virulence homéopathique du Sida, des krachs, des virus informatiques, etc. Le krach, le terrorisme, les infovirus, la dette, etc., sont la part émergée de la catastrophe, dont les neuf dixièmes s’ensevelissent dans la virtualité.

La catastrophe totale serait celle de l’omniprésence de toute l’information, d’une transparence totale dont heureusement le virus informatique vient obscurcir les effets. Grâce à lui, nous n’irons pas, en droite ligne, au bout de l’information et de la communication, ce qui serait la mort. Excroissance de cette transparence meurtrière, il lui sert aussi de signal d’alarme. C’est un peu comme l’accélération d’un fluide : elle produit des turbulences et des anomalies qui en stoppent le cours, ou le dispersent. Le chaos sert de limite à ce qui sans cela irait se perdre dans le vide absolu. Ainsi les phénomènes extrêmes servent-ils, dans leur désordre secret, de prophylaxie par le chaos contre une montée aux extrêmes de l’ordre et de la transparence. Cette catastrophe-là, la vraie, (18) grâce à eux, reste virtuelle. Si elle se matérialisait, ce serait la fin. C’est déjà aujourd’hui d’ailleurs, et malgré eux, le commencement de la fin d’un certain processus de pensée. De même dans le cas de la libération sexuelle : c’est déjà le commencement de la fin d’un certain processus de jouissance. Si la promiscuité sexuelle totale se réalisait, c’est le sexe lui-même qui s’abolirait dans son déchaînement asexué. Ainsi pour le krach et les échanges économiques. La spéculation comme phénomène extrême, comme turbulence, stoppe l’émancipation totale des échanges réels. En simulant l’ultra-circulation instantanée de la valeur, en électrocutant le modèle économique, elle électrocute aussi la catastrophe qui serait la communication libre de tous les échanges — cette libération totale des échanges étant le véritable mouvement catastrophique de la valeur.

Devant le péril d’une apesanteur totale, d’une légèreté insoutenable de l’être, d’une promiscuité universelle, d’une linéarité des processus qui nous entraînerait dans le vide, ces tourbillons soudains que nous appelons catastrophes sont ce qui nous garde de la catastrophe. Ces anomalies, ces phénomènes extrêmes recréent des zones de gravitation et de densité contre la dispersion totale. On peut imaginer que nos sociétés sécrètent ici leur forme particulière de part maudite, à l’image de ces tribus qui purgeaient leur excédent de population par un suicide océanique — suicide homéopathique de quelques-uns, qui préservait l’équilibre homéostatique de l’ensemble.

Ainsi la catastrophe peut-elle se révéler comme une stratégie bien tempérée de l’espèce, ou plutôt nos virus, nos phénomènes extrêmes, bien réels, mais localisés, permettraient de garder intacte l’énergie de la catastrophe virtuelle, qui est le moteur de tous nos processus, en économie comme en politique, en art comme en histoire. L’énergie elle-même, dans son concept, n’est-elle pas une forme de catastrophe ?

1er juin 1987

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