Prime et risque : quelle relation ? par Luigi Zingales
Lors de sa session de juillet, le Parlement européen a adopté la réglementation la plus sévère du monde concernant les primes versées aux banquiers, ceci dans le but de limiter les risques que prennent les institutions financières.
PLUS/MOINS DE RISQUES EN SUIVANT :
Selon la nouvelle réglementation, la part de la prime immédiatement disponible des banquiers ne doit pas excéder 30% du total, le versement de 40 à 60% de son montant doit être ajourné d’au moins trois ans et au moins 50% doit être investi en capital conditionnel – une nouvelle forme de titre pouvant être transformé en fonds propres au cas où une firme financière se trouverait en difficulté. L’aspect le plus innovateur de cette nouvelle réglementation est le fait que ces limites ne s’appliquent pas uniquement aux pdg, mais à tous les cadres dirigeants (la définition de ce qu’est un cadre dirigeant étant de la responsabilité des parlements nationaux).
Ce sont les conséquences systémiques des primes qui servent de justification à cette interférence majeure du Parlement dans des contrats privés. Selon ce raisonnement, ces primes récompensent le succès alors que les échecs ne sont pas sanctionnés. Les gestionnaires financiers peuvent facilement aller de firme en firme quand les choses tournent mal, échappant ainsi à toute sanction. Ce système récompense ceux qui prennent des risques, même quand il est excessif. Cette distorsion serait l’une des principales causes de la crise financière de 2008.
Cette argumentation a cependant un défaut : rien ne confirme l’hypothèse fondamentale sur laquelle elle se base. Beaucoup d’études ont essayé d’établir une corrélation entre les primes des banquiers et leurs prises de risque, mais elles n’y sont pas parvenues. Dans le meilleur des cas, elles ont établi que les cadres les mieux payés prenaient plus de risque, mais on ne sait pas si le montant de leur prime est la cause ou l’effet de leur prise de risque. Or les dirigeants des institutions à fort effet de levier doivent être mieux payés parce qu’ils sont plus exposés.
Ces études se limitent aux cinq premiers dirigeants dont les données sont accessibles au public. Malheureusement c’est insuffisant pour établir une relation de cause à effet entre les primes pour résultats accordées aux cadres à des niveaux inférieurs et les risques qu’ils prennent.
De ce point de vue, la Commission d’enquête sur la crise financière (FCIC) crée par le gouvernement américain a une occasion unique. Ayant le droit d’accès aux documents dont elle a besoin, elle peut rassembler et analyser ces données. Espérons qu’avec la publication de son rapport en décembre, nous pourrons répondre à cette question.
Si nous supposons l’existence d’une relation causale entre les primes et les risques que prennent les banquiers, la directive européenne paraît bien conçue, hormis un défaut. Elle est bien conçue parce qu’elle ne touche pas au montant des primes (ce qui avait pourtant été demandé par toute une partie de l’opinion publique), mais à leur forme. Elle exige non seulement de reporter de trois ans le versement des primes, mais de les exposer aux risques du marché. Si pendant ces trois ans les résultats de l’entreprise ne sont pas bons, la prime diminuera ou même fondra dans sa totalité. Cela constitue donc une incitation à diminuer les prises de risque, sans toutefois les supprimer.
Le principal défaut de cette réglementation est d’être facilement contournable, puisqu’elle s’applique exclusivement aux primes, alors que les banques restent discrètes sur la part des primes dans la rémunération. Actuellement, les cadres bancaires touchent leur prime au début de l’année, sur la base de leur résultat individuel au cours de l’année précédente. Or il est très simple de transformer la prime de l’année précédente en salaire qui peut être versé entièrement “cash” et être renégocier chaque année. Et voilà la réglementation déjouée. Sans intervention directe du gouvernement, il est difficile de résoudre ce problème.
Néanmoins, dans les grandes institutions financières ce ne sont pas seulement les gestionnaires qui sont incités à prendre des risques avec l’argent des contribuables, ce sont aussi les actionnaires, qui sont de facto protégés par l’Etat. Pouvant bénéficier de crédits couverts par une assurance, ils sont irrésistiblement poussés à emprunter à l’excès. Si l’on diminue la part de rémunération des gestionnaires financiers liée à leurs résultats sans agir sur les facteurs qui motivent le choix des actionnaires, ces derniers trouveront d’autres moyens pour augmenter la prise de risque.
Si le problème réside dans le risque subjectif qu’implique l’existence d’établissements financiers trop gros pour faire faillite, la solution n’est pas de diminuer les revenus, mais d’éliminer le risque en contraignant les actionnaires à lever des fonds propres, si ce n’est à perdre leur mise quand la dette de la banque atteint un niveau dangereux.
Ainsi qu’Oliver Hart et moi l’avons expliqué dans un article récent, on peut y parvenir facilement avec un régulateur qui interviendrait chaque fois que le prix des CDS (contrat financier permettant de s’assurer contre le risque de défaillance d’un crédit) liés à la dette d’une institution financière devient trop élevé.
Si l’on veut intervenir non seulement sur les exigences en matière de capital, mais également (et non à la place) sur la rémunération, le meilleur moyen d’y parvenir est une variante de l’impôt appliqué par l’ancien Premier ministre britannique Gordon Brown : à partir d’un certain seuil, une taxe spéciale sur toutes les primes qui ne sont pas versées en actions. Cette taxe aurait deux conséquences positives : elle inciterait les banques à se recapitaliser, réduisant ainsi leur recours excessif à l’effet de levier, et elle forcerait les gestionnaires de fonds à courir eux-mêmes davantage de risque.
Si la solution est aussi simple, pourquoi aucun corps élu ne l’a-t-il appliquée ?
Je crains que les politiciens ne veuillent surtout donner d’eux-mêmes une image de sévérité à l’égard des banquiers, plutôt que de résoudre véritablement les problèmes.
Luigi Zingales est professeur d’économie d’entreprise et de finance à la Graduate School of Business (GSB) de l’université de Chicago. Il est également co-auteur avec Raghuram G. Rajan d’un livre intitulé Saving Capitalism from the Capitalists.
Project Syndicate, AOUT 2010.
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