Cycle Economique et Financier

Face-à-face sur les dérives de la finance

Face-à-face sur les dérives de la finance

Jean-Stéphane Bron et Victoria Curzon-Price. (Eddy Mottaz)

Jean-Stéphane Bron, réalisateur de «Cleveland vs Wall Street», qui fait le procès de la débâcle des «subprime» aux Etats-Unis, et Victoria Curzon-Price, professeure d’économie, débattent du film, du capitalisme et de son avenir

http://fr.wikipedia.org/wiki/Victoria_Curzon-Price

PLUS DE VCP ET BRON EN SUIVANT :

Le Temps: Victoria Curzon-Price, avez-vous aimé le film, ce procès de Cleveland contre Wall Street?

Victoria Curzon-Price: Le film est très bon. Il a une tension dramatique du début à la fin. C’est une œuvre d’art magnifique.

– Et sur le fond du propos?

V. C.-P.: Le film met en scène un procès contre Wall Street. En réalité, la finance n’a pas agi dans l’illégalité en proposant des prêts à des personnes insolvables. Elle s’est montrée immorale, mais elle n’a pas enfreint la loi. Les Madoff et Enron restent des exceptions. Du reste, le film se conclut sur l’appel de Barack Obama à changer les textes qui ont permis ces abus.

– Jean-Stéphane Bron, le film ne dénonce-t-il qu’un comportement immoral?

Jean-Stéphane Bron: C’est la difficulté de l’exemple de Cleveland. La charge de la preuve n’incombe pas aux banques, mais aux familles expulsées de leur maison et de leur ville. Pour les plaignants, tout le problème consiste à trouver un argument leur permettant d’obtenir réparation par voie judiciaire. Le système américain leur permet de s’appuyer sur la jurisprudence. Il en existe une sur la nuisance publique: la ville de Pittsburgh a attaqué une fabrique d’armes en raison des dommages causés à la ville par l’usage mortel qui était fait de ses produits. Ces poursuites sont le fait de communautés, comme des villes, qui n’ont pas la possibilité d’intervenir sur la régulation de l’activité nuisible, mais tentent d’obtenir réparation pour les dommages subis.

– Les banques sont pratiquement absentes du film. Est-ce un défaut?

V. C.-P.: Ce n’était pas l’objet du film. Du reste, même si celui-ci conclut sur le retour à meilleure fortune de celles-ci, nombre d’établissements aux Etats-Unis ne se portent pas bien. C’est même une raison de l’absence de reprise économique dans ce pays: les banques n’ayant plus d’argent, elles ne peuvent plus accorder de crédits. S’il existe une justice immanente, elle a mis les banques KO.

Le film explique que des courtiers abusent leurs clients de manière délibérée. Ne faudrait-il pas les soumettre à plus de contrôle?

V. C.-P.: La loi sera toujours à la traîne des comportements sociaux inacceptables. Les banques doivent être attentives à qui elles prêtent, ce qu’elles ont omis de faire avant l’éclatement de la crise des «subprime». Je suis effectivement abasourdie par le fait que les courtiers aient pu, sur une base systématique, inscrire de fausses déclarations de revenu de leurs clients.

J.-S. B.: Le métier de trader n’est pas réglementé. Chacun peut ouvrir sa boutique de prêts immobiliers, accorder des crédits et les revendre par la suite, à des banques ou à tout autre investisseur. Du reste, les courtiers constituent des cibles trop faciles. On ne peut pas leur attribuer l’entière responsabilité des excès. Quantité d’acteurs, qui n’apparaissent pas dans le film, sont aussi en cause, comme les institutions de crédit para-étatiques telles Freddie Mac et Fannie Mae.

Le film est une présentation métaphorique de la crise des «subprime». Il examine à la loupe un témoignage de l’esprit du capitalisme contemporain et permet de comparer ce qu’il est devenu par rapport aux textes de ses concepteurs.

– Le capitalisme s’est-il dévoyé?

V. C.-P.: Le capitalisme n’est que l’agissement de personnes qui suivent leurs intérêts propres. La finance connaît des crises depuis sa création par les Italiens au XIIIe siècle. Rien que dans les pays développés, les économistes Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart ont compté 138 crises financières systémiques depuis 1945!

Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff : L’explosion de la dette publique freine la croissance économique

Par définition, les banques sont perpétuellement en état de faillite: elles surfent constamment sur les échéances des emprunts qu’elles ont contractés et ceux des prêts accordés à leurs clients. Tout va bien tant que ces derniers ne viennent pas tous en même temps retirer leurs fonds.

– Pourquoi tolère-t-on cette situation si elle cause tant d’instabilité?

V. C.-P.: Cette réalité est très bien connue. On a toutefois tendance à l’oublier lors des périodes de croissance. La seule façon de mettre un terme à cette réalité est de limiter drastiquement les emprunts que les banques peuvent contracter pour leur compte propre, afin de réduire le démultiplicateur des crédits.

– Les personnes endettées ne portent-elles pas leur part de responsabilité? Dans le film, un père de famille mis à la rue parce qu’il ne pouvait payer les traites des deux maisons qu’il avait achetées se dit prêt à tenter de nouveau sa chance…

J.-S. B.: Il y a eu dans le public une sorte de folie immobilière qui a pu toucher tout le monde. On ne peut pas incriminer telle ou telle personne ou profession. Les responsabilités sont graduelles. Certes, la sympathie naturelle de mon film se dirige vers les pauvres gens qui ont perdu leur maison en raison de la crise. Cependant, la voix du système devait aussi être entendue. Un avocat joue ce rôle. Son message revient à dire que le train va dans la bonne direction, que le mécanicien a juste manqué d’attention et qu’il y a quelques boulons à resserrer. Ce n’est toutefois pas ma conviction. Je crois que le train s’est engagé sur une mauvaise voie. J’ai néanmoins essayé de voir la situation de manière très ouverte, en me basant sur l’intuition que le prix à payer pour cette crise est énorme, pas seulement en termes sociaux, mais aussi environnementaux. Les élites s’en inquiètent du reste beaucoup.

– Pensez-vous aussi que les crises sont inhérentes à la nature humaine?

J.-S. B.: Tout le monde peut se laisser abuser. Un mathématicien aussi brillant qu’Isaac Newton a perdu des fortunes dans l’explosion de la crise de la tulipe aux Pays-Bas au XVIIe siècle. On peut donc s’interroger sur la nature humaine et sur un possible dévoiement du système. L’être humain ne change pas, mais les règles peuvent être modifiées. Si elles sont mauvaises, elles peuvent cependant mener le monde à la catastrophe, d’autant plus qu’elles sont désormais édictées à l’échelle planétaire. Il n’empêche: faire des règles efficaces est du domaine du possible, preuve en est donnée avec le domaine aérien.

– Un meilleur contrôle des banques permettrait donc de limiter la casse…

V. C.-P.: La réglementation est par principe en retard d’une guerre. Lorsqu’Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale américaine (Fed), a inondé les Etats-Unis de dollars pour prévenir une crise en 2001 et 2002, après les attentats du 11 septembre, il a réagi avec les recettes de la crise de 1987 et a créé les conditions de la bulle qui a éclaté en 2007. Une réglementation renforcée n’empêchera pas l’éclatement d’une nouvelle crise à l’avenir.

J.-S. B.: Elle sera moins forte.

V. C.-P.: Si l’Europe a été moins touchée par la crise des «subprime», c’est que son système financier est mieux réglementé qu’aux Etats-Unis, c’est vrai. Cette protection a toutefois un coût: les épargnants touchent des revenus moindres sur leurs placements.

J.-S. B.: N’oublions pas que derrière ce débat se cachent des visions du monde antagonistes. Celle qui a gagné et qui dicte le fonctionnement du système financier depuis vingt ans est celle qui a été mise en place par l’administration Reagan il y a une vingtaine d’années.

V. C.-P.: C’est dans les années 1930 déjà que le gouvernement américain a encouragé l’accession à la propriété, vu aujourd’hui comme l’une des causes de la crise. Les organismes parapublics de crédit immobilier que vous citiez, Freddie Mac et Fannie Mae, ont été créés à cette période. La machine lancée, il est très difficile de lui imprimer une nouvelle direction. Les améliorations qu’on peut lui porter génèrent aussi des effets pervers qui conduisent à l’effet inverse au but visé.

Je suis d’accord pour dire qu’on ne sait pas où va le train. Toutefois, si on essaie de le faire changer de voie, il risque de dérailler. C’est un constat assez désespérant.

Ne faudrait-il alors pas modifier le projet de société, et reconnaître que tout le monde ne peut devenir propriétaire?

J.-S. B.:Ce serait juste revenir à parler technique et non du système. Personne à Cleveland n’a demandé de mauvais crédits, à des taux à 14%. Les «subprime» auraient pu être une excellente bonne intention. Mais s’y est greffée l’avidité poussée à l’excès. L’argent était tellement bon marché que les acteurs financiers ne voyaient pas de raison de s’arrêter. A Cleveland, la crise a pourtant éclaté dès 2004-2005. Comme cela restait isolé, on ne s’en est pas inquiété. Personne ne voulait voir le problème. Il était tellement énorme!

– Vous parlez d’une cécité collective…

J.-S. B.: Bien sûr. Si j’avais été un trader à Wall Street issu d’une famille modeste, j’aurais continué. Qui peut leur en vouloir? Je ne veux pas prendre leur défense. Cependant, les traders ont été les monstres visibles dont les systèmes ont besoin pour masquer leur dysfonctionnement.

V. C.-P.: N’oubliez pas que la bulle spéculative aux Etats-Unis commence à enfler après les attentats du 11 septembre. L’argent déversé par la banque centrale n’a pas accéléré l’inflation, mais gonflé le prix des actifs immobiliers. Comme le montre le film, des Américains ont vu la valeur de leur maison passer de quelque 20 000 dollars à 40 000 puis à 80 000. Il s’est produit ce que les économistes connaissent bien, l’effet Pigou. Ils se sont sentis plus riches, alors que leur revenu restait le même. Beaucoup de gens sont tombés dans le panneau et ont commencé à dépenser plus.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_Pigou

En outre, les ménages américains épargnent à peine, seulement 2 à 3% du produit intérieur brut (PIB); dix fois moins qu’en Suisse. Ils sont tellement optimistes. Et le gouvernement s’endette également. Le paradoxe est que le reste du monde leur prête l’argent. Nous aussi. Avons-nous bien regardé s’ils peuvent rembourser?

– Au fond, ce film appelle à une régulation bancaire, mais cela semble perdu d’avance…

V. C.-P.: Non, la régulation aura lieu, même si elle prend du temps à se mettre en place. Il faudra aussi accroître la transparence du bilan des banques pour mesurer les risques qu’elles prennent.

J.-S. B.: Si le film se réduisait à un support idéologique pour diminuer la taille des banques ou juste une nouvelle forme de régulation, ce serait pour moi un échec douloureux. Je voulais finir sur une note de colère, d’indignation, nous sommes au cœur d’un débat dont la société civile doit s’emparer. On a juste commencé à débattre. Dans quel monde voulons-nous vivre demain? Voilà une grande question qui dépasse la régulation bancaire.

La leçon de Cleveland, même si ce procès est désespéré, reste que les gens ont la volonté de résister. Notre monde isole, produit de la solitude. Or, avec une prise de conscience politique, cela peut changer. On ne va pas tout reconstruire du jour au lendemain. Dans sa rue, Barbara (ndlr: une habitante de Cleveland dont le quartier a subi des milliers de saisies immobilières) a fait la révolution en refusant d’accepter la situation. Elle s’est battue contre les banques ainsi que pour créer de nouveaux rapports entre les personnes qui vivaient près de chez elle. Le maire de cette ville industrielle qu’est Cleveland disait que la crise n’a pas seulement détruit des maisons. Elle a tué beaucoup d’espoir. Comment le mesurer? Cela ne figure pas dans le produit intérieur brut.

V. C.-P.: Je crois aussi que l’esprit de communauté va grandir et subvenir aux besoins de ces quartiers. Le problème est toutefois que l’on croit pouvoir échapper à notre monde. Or il n’y en a pas d’autre. On souhaite que l’injustice dont a été victime Cleveland ne puisse pas se reproduire. Mais nous ne pouvons qu’améliorer notre système à la marge. Je suis d’accord avec votre critique de la lenteur et de la politisation du système. Cependant, les vraies révolutions, comme le communisme, ne fonctionnent pas.

J.-S. B.: Nous nous sommes mal compris. A Cleveland, on imagine des fermes communautaires pour exploiter les terres laissées. Pour penser cela, il faut envisager une forme d’utopie ou de révolution. Barbara aurait pu quitter la ville ou se résigner. Elle a préféré créer quelque chose d’autre.

V. C.-P.: Ce sera le prochain film…

J.-S. B.: C’était la fin, mais cela ne rentrait pas! On le mettra dans les bonus.

Rôle et besoin de la société civile, de l’Etat: les débatteurs s’opposent

– Quelles leçons avons-nous tirées sur le fonctionnement de l’économie?

Jean-Stéphane Bron: Si, après cette crise, on croit encore à la rationalité des marchés, de leurs acteurs… cela relèvera du fait religieux, et en rien d’une quelconque science. La prochaine bulle se prépare, c’est sûr; le système en a besoin.

Victoria Curzon-Price: Je ne crois pas que les bulles soient créées, c’est une théorie de la conspiration.

J.-S. B.: On a déserté les investissements dans l’économie réelle pour faire de l’argent avec de l’argent, qui ne profite certainement pas au bien commun. C’est assez nouveau, non?

V. C.-P.: La titrisation est nouvelle. Les ordinateurs et les pages Excel l’ont rendue possible. Mais cela reste un instrument. On ne va pas bannir la titrisation. En revanche, les bulles spéculatives, celles où tout le monde se rue sur un marché avant qu’il ne s’écroule, se reproduiront. Les marchés ne sont que des agrégats d’individus, qui prennent des décisions parfois très irrationnelles. La seule façon d’arrêter ce mécanisme est de casser le système bancaire, mais cela brisera la croissance. Peut-être voulez-vous cela? Un acteur très peu présent dans votre film, l’Etat, a lui besoin de croissance; il ne cassera pas le système financier. Vous pouvez sans doute vous en passer, moi aussi. Mais les jeunes?

J.-S. B.: Je pense plutôt à chercher un autre système. Certaines personnes essaient de l’imaginer, comme dans le microcrédit, où l’on se passe des banques. Je ne pense pas qu’il s’agisse de la panacée, mais je trouve cela encourageant. Il y a vingt ans, les promoteurs de l’écologie étaient marginaux et peu écoutés alors qu’ils occupent une grande place aujourd’hui dans le débat public. Cette inventivité fait heureusement partie de la nature humaine.

Par ailleurs, on oublie un acteur: les citoyens. Pour le moment, ils avalent pas mal de couleuvres. Mais jusqu’à quand? Un économiste disait qu’entre la crise des années 1930 et celle-ci, les gens ont eu le temps d’oublier. Lors de la prochaine, ils se souviendront peut-être de celle d’aujourd’hui.

V. C.-P.: A propos de nouveau système, nous aurons peut-être sur Internet une nouvelle organisation financière, de nouvelles monnaies, qui ne sont plus gérées par des gouvernements ni une banque centrale. Nos Etats sont en faillite (je ne parle pas de la Suisse), l’euro va très mal. Si j’étais épargnant en France ou en Italie, prisonnier du système, je chercherais activement un moyen d’échapper à la prochaine crise financière. Cela commence à se faire sur le Web et se développera en fonction de sa réputation. Les grandes banques privées genevoises, fortes de 200 ans d’histoire, reposent sur ce principe, qui explique pourquoi leurs clients leur font confiance.

J.-S. B.: Oui, sans doute.

– Le film se situe aux Etats-Unis. Ce pays de tous les excès ne constitue-t-il tout de même pas une exception?

J.-S. B.: Je laisse le spectateur juge, mais mon ambition est bien évidemment de montrer les Etats-Unis comme un miroir de notre situation en pire, ou en meilleur. Je l’ai montré là-bas parce que je sais comment se déroule ce genre de procès. La dramaturgie est connue au niveau planétaire. En Argovie, on ne sait pas comment cela se passe…

V. C.-P.: Cette crise-là est partie des Etats-Unis, puis elle est devenue planétaire parce que tout le monde a acheté de la dette américaine. Les banques européennes, sauf quelques anglaises, ont été beaucoup moins fragilisées, car il n’y avait pas de subprime sur le continent. J’en profite pour dire mon inquiétude lorsque j’entends en France le président Nicolas Sarkozy encourager les gens à s’endetter et les banques à prêter sur un mode subprime. Entre les lois et le comportement prudent, moral, éthique, que l’on aimerait voir dans les banques, la taille des établissements bancaires joue aussi un rôle. Au débat du «trop grand pour faire faillite» devrait s’ajouter celui de la dimension des banques. Les plus petites connaissent mieux leurs clients et leur taille est suffisamment restreinte pour assumer seules leur risque.

J.-S. B.: Comme les dinosaures, too big too fail!

–Pourquoi ne parlez-vous pas
d’un autre système qui gagne en influence sur toute la planète, celui de la Chine qui a sorti des millions de personnes de la pauvreté?

J.-S. B.: Ce n’est en tout cas pas un modèle. Les pauvres, cela rapporte…

V. C.-P.: Je suis très impressionnée par l’essor de la Chine. Utilise-t-elle les forces du marché, ou se repose-t-elle sur une économie encore très dirigée qui laisse très peu de marge aux entrepreneurs, ces derniers pouvant vite finir en prison. Le système de droit de propriété reste très peu sûr. Or une économie de marché ne peut pas accumuler et créer longtemps de la richesse avec cette instabilité. Il reste à voir si le Parti communiste est capable de gérer comme un autocrate collectif bienveillant ou s’il prend peur de la puissance de l’argent et veille à le mettre au pas

 Propos recueillis par Yves Genier, Frédéric Lelièvre et Serge Michel / le temps/sep10

EN LIEN : Vidéo. Les extraits du débat

 http://www.letemps.ch/Page/Uuid/ef1b81d0-bd1d-11df-8920-65a9925f550d/Le_capitalisme_a-t-il_échoué_Affrontement_entre_utopisme_révolutionnaire_et_réalisme_financier

EN COMPLEMENTS : «Cleveland contre Wall Street» (cliquez sur le lien)

On the floor par Par Jean-Stéphane Bron*

Jean-Stéphane Bron raconte dans «Le Temps», jusqu’à la sortie du film le 15 septembre, ses quatre ans de recherches dans le monde financier

Il n’y a pas «d’images» de la finance. Quand la bourse monte, les journaux publient la photo d’un trader heureux. Quand elle baisse, celle d’un trader au visage défait. Et c’est tout. Il n’y a pas d’image de la finance, comme il n’y a pas d’image de Dieu.

Celles qui existent sont produites par des œuvres de fiction dont le Gekko, Michael Douglas, est à la fois le symbole planétaire et l’icône absolue. Dites «finance» à un passant et demandez-lui de fermer les yeux: son cerveau se peuplera instantanément de reflets bleutés, de bureau aux larges baies vitrées dominant Manhattan, d’hommes filmés à contre-jour, passant des ordres d’achat ou de vente, sur le ton caverneux de celui qui donne une license to kill. Il se «fera un film», il verra des hélicoptères se posant sur le toit de buildings, des limousines, des traders aux narines rougies par la cocaïne, mais croyez-moi, il ne verra pas apparaître le visage jovial de Monsieur Mirabeau.

Quand on ne connaît pas, on se fait forcément des idées… Invité à passer une matinée sur le trading floor d’un puissant hedge fund, je m’attendais à éprouver les mêmes sensations que dans Wall Street 1, voire mieux. What a deception! L’ambiance est calme, terriblement concentrée; devant moi sont assis une vingtaine de traders en rang d’oignons, l’œil rivé sur leurs écrans. On dirait des joueurs d’échecs affrontant de puissantes machines. Mais d’adrénaline, de cris, de sueur, rien. Seules les voix nasillardes des experts de la chaîne Bloomberg tapissent le silence. Ici, on se parle à voix basse avec un fort accent londonien. Le patron du fonds «multistratégies» passe entre les rangs en murmurant, il reçoit un appel après l’autre, son portable collé à l’oreille: «Non je ne veux pas de ce papier, on me l’a déjà proposé.» Sa voix est doucereuse. Un autre appel: «L’Italie ne m’intéresse pas, j’ai donné avec Alitalia.» Il raccroche, un autre appel: «Combien? Non. Il va baisser encore.»

Je m’approche d’un trader, avec une bonne tête de supporter de Liverpool (j’avais entendu dire que les enfants méritants de la classe ouvrière anglaise peuplaient les trading floors). Je lui dis: «Il ne se passe pas grand-chose, c’est ça?» Il me regarde avec gentillesse et m’explique au contraire que le marché est «très liquide» et il a l’air heureux qu’il en soit ainsi. Je songe immédiatement à des piscines d’argent, des océans d’argent, des milliards de milliards de dollars parcourant des flots bleus. «Le marché est très liquide»… Je fais semblant de trouver ça réjouissant et le regarde un peu fasciné: il a l’air d’être branché sur une sorte d’énergie invisible qui mobilise toute son attention.

Là, sur ses écrans aux courbes savantes, il voit quelque chose que je ne vois pas: la rumeur des marchés. «Le siège de notre fonds est localisé dans des îles, c’est la norme dans le secteur», me dit le chef juriste avec l’air de s’excuser. Le gérant revient vers moi: «Vous trouvez cela intéressant?» Je lui dis que, comme ça, c’est difficile de se faire une idée… Il se confie: «Je dors quatre heures par nuit et je me souviens de la position de milliers de titres, au centime près, parfois des années en arrière… C’est une forme d’obsession, vous ne pouvez pas tenir sans cette obsession… Au début, on nous traitait de cow-boys, nous, les gérant de fonds alternatifs. Maintenant on nous respecte, on nous consulte. Que pensez-vous de tout cela: faire de l’argent avec l’argent des autres?»

Je lui dis que son monde nourrit les fantasmes parce qu’on ne le connaît pas. Mon ambition est d’essayer de mettre des images sur cet univers, non pas pour montrer les choses telles qu’on les rêve, mais telles qu’elles sont véritablement. Il a l’air songeur et me dit: «Vous pourrez toujours filmer une infirmière, car tout le monde peut comprendre sa fonction sociale, son utilité. Mais le grand public ne comprend pas notre utilité.»

Mon regard dévie sur le jeune trader anglais qui prend chaque jour le pouls du monde avec l’espoir d’en tirer profit sur un arbitrage. J’essaie de me représenter la vision qu’il a des choses, derrière ses écrans, lui qui me confiait quelques instants plus tôt que la finance et l’économie n’étaient ni morales, ni politiques.

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 Les mystères du capitalisme

Il est possible que le film Cleveland contre Wall Street, qui sort cette semaine en Suisse, fasse avancer  quelque peu la perception du monde. Le scénario pose une bonne question: pourquoi est-il si difficile d’obtenir d’un appareil judiciaire que des banques réparent à grande échelle les pratiques commerciales hyper-agressives qui ont abouti à la crise bancaire de 2008? Alors que leurs clients finaux, à peine responsables de s’être endettés au-delà du raisonnable, sont brutalement dépossédés de leurs biens? Si le film ne donne pas de réponse, c’est peut-être qu’il n’y en pas.

Cleveland contre Wall Street est une sorte de fable sur les mystères du capitalisme. Comment se fait-il qu’un effondrement général de la confiance ne débouche pas sur l’effondrement d’un château de cartes entièrement basé sur la confiance? Comment expliquer que les gens ne soient pas descendus massivement dans la rue pour saccager les banques et renverser les gouvernements?

Un théoricien du libéralisme économique rappelle dans le film que les entrepreneurs et spéculateurs ont réussi à élever en moins de deux siècles un nombre record d’êtres humains à un niveau record de prospérité. Alors que des millénaires de domination de la morale et de la politique n’étaient parvenus auparavant qu’à des résultats dérisoires.

L’homo sapiens n’est pas plus heureux aujourd’hui avec ses petites maisons, ses deux voitures par ménage, ses portables individuels. Mais il y a au moins eu des progrès tangibles dans un domaine mesurable. Les innombrables dysfonctionnements méritent une attention soutenue. Valent-ils que l’on remette en cause les pièces maîtresses d’un système encore émergent, historiquement fragile? Une certaine impunité économique en fait partie. Il est normal qu’elle paraisse parfois scandaleuse.

Celles et ceux qui prophétisent la fin du capitalisme, miné par ses contradictions, auront sans doute raison un jour. En attendant, ce sont ces fameuses contradictions, qu’aucune époque n’était prête à accepter jusque-là, qui font le succès d’un modèle général auquel aspire la grande majorité des individus sur Terre. L’amplitude et la complexité du phénomène sont tels qu’il ne faut pas vouloir tout comprendre et tout régler. L’Histoire se chargera certainement de mettre fin à cette aventure. Les conservateurs d’aujourd’hui croient savoir pourquoi le plus tard sera le mieux. Même si ce n’est qu’une intuition.

 françois schaller/agefi sep10

 

5 réponses »

  1. Bonjour,

    Petite correction insignifiante .Newton n’a pas vécu le crack des tulipes (1637) mais celui de la compagnie des Mers du Sud (1720).

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