Affaire Strauss-kahn/DSK menotté: la justice américaine est-elle brutale?
Brutale, la justice aux Etats-Unis? Oui, mais aussi dotée d’une crédibilité dont elle ne jouit guère de ce côté de l’Atlantique. Analyse de Sylvie Arsever
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Indignité, exécution, lynchage – on s’est déchaîné, en France, contre les images de Dominique Strauss-Kahn sortant du commissariat de Harlem menotté, les mains dans le dos, puis comparaissant, défait et mal rasé, parmi les arracheurs de sac et les vendeurs de drogue. Et tandis que le monde politique français s’offusquait de voir l’un des siens traité de cette manière, les commentateurs américains conspuaient avec un égal entrain la mentalité de privilégiés qui provoquait cette indignation, laissant entendre, voire affirmant que dans l’Hexagone, un homme politique en vue accusé de viol sur une femme de ménage ne serait tout simplement pas poursuivi – une conclusion d’autant plus tentante que certains, en France, lui faisaient écho.
Plutôt que de tenter de départager ces affirmations exagérées, il est intéressant de se demander ce que ces images et ces propos disent des conceptions respectives de la justice.
Celle des Etats-Unis, a déclaré l’ancienne juge d’instruction et désormais candidate à l’élection présidentielle Eva Joly, est brutale. C’est vrai.
Aux Etats-Unis, l’affrontement judiciaire est un combat au corps à corps. Tous les coups n’y sont pas permis – les règles du jeu sont au contraire plus pointilleuses, les violations plus durement sanctionnées qu’en France ou en Suisse – mais on frappe pour tuer et, avant d’en venir là, on n’hésite pas à intimider ouvertement l’adversaire. La Suisse en a fait la douloureuse expérience dans l’affaire dite des fonds juifs, où des méthodes frisant le chantage ont été déployées contre ses banques au service d’une cause dont la moralité aurait, ici, incité à plus de délicatesse.
La brutalité de la justice américaine n’épargne pas les victimes. La protection dont a bénéficié la plaignante de la part de la police indique en creux ce qui l’attend: examen impitoyable de sa vie à la recherche de la moindre faille, remise en question de sa parole, chausse-trappes. Et elle s’exerce, décuplée, en aval: les prisons américaines enferment dans des conditions souvent écrasantes le plus haut taux de détenus du monde développé. Trente-quatre de ses cinquante Etats pratiquent la peine de mort, certains très activement.
Ce qui frappe encore, vu de ce côté-ci de l’Atlantique, c’est que cette brutalité est affichée sans complexe, là où nous tendons à enrober celle de notre propre justice dans des cérémonials plus ambigus. Comme s’il fallait bien ça pour rassurer une société où les disparités économiques et la précarité des plus démunis font régner une autre forme encore de brutalité, plus généralisée et plus sournoise.
Il faut ajouter à cela une conception plus accablante de la faute. Influence du puritanisme des pionniers, sans doute. Et aussi, valorisation extrême de la responsabilité individuelle qui s’exprime aussi dans la place très réduite accordée à la prise en compte des circonstances personnelles des accusés.
La justice, dans cette conception, doit montrer sans ambiguïté qu’elle sévit. Et l’accusation doit exhiber ses muscles dès le début du processus judiciaire. Les images qui ont choqué la France s’inscrivent dans cette logique. Mais, contrairement à ce qui a été dit, elles ne sont pas incompatibles avec la présomption d’innocence. D’autres – O. J. Simpson et Michael Jackson entre autres – ont été vus dans la même situation et ont ensuite été tout aussi spectaculairement acquittés.
Cela, le public américain le sait. Tout comme il est habitué à voir le ministère public comme un simple protagoniste dans l’arène judiciaire, sans l’«erreur d’architecture», comme aiment à le dire les avocats, qui le met, en France et dans plusieurs cantons suisses, au même niveau que le juge, dont il partage dès lors la crédibilité institutionnelle. Adoptées en réaction à une médiatisation croissante des instructions judiciaires – et surtout de celles touchant des cols blancs ou des politiciens – les lois Guigou, qui interdisent en France la représentation d’un inculpé ou d’un accusé menotté, reflètent aussi cette tendance à voir la mise en accusation comme un premier jugement, somme toute assez fiable.
En clair, si les images de DSK en prévenu quelconque sont indéniablement stigmatisantes, elles ne préjugent en rien de la suite de la procédure.
Mais elles disent aussi autre chose, à la portée symbolique sans doute encore plus importante: le directeur général du FMI est traité comme n’importe quel autre prévenu. C’est essentiel: sans cela, la brutalité évoquée plus haut risquerait fort de n’être perçue que comme un moyen de domination des forts et des possédants sur les faibles et les démunis, qui se retrouvent, de fait, en écrasante majorité parmi ceux sur lesquels elle s’exerce.
La déchéance affichée de DSK – et, avant lui, de Bernard Madoff ou du PDG d’Enron, Kenneth Lay – est encore une autre manière de décliner le mythe américain: au pays où chacun est supposé avoir sa chance, chacun peut, suivant son intelligence, son esprit d’entreprise ou sa moralité, être propulsé aux sommets, ou précipité au fond du gouffre pénitentiaire.
Comme tous les mythes, celui-ci est porteur d’un récit fondateur, garant de cohésion. Et comme beaucoup, il diverge assez fortement de la réalité. Par sa conception même, qui confère des responsabilités et des droits pratiquement symétriques à l’accusation et à la défense, la justice américaine tend à favoriser les prévenus qui ont des moyens importants à engager dans la bagarre. Et derrière la scène des procès médiatisés où la culpabilité ou l’innocence d’un homme se joue à armes égales, l’écrasante majorité des affaires se règle au cours de marchandages parfois expéditifs où le préjugé social et racial peut déployer tous ses effets – sans parler des cas où un procès bâclé contre un accusé mal défendu débouche sur une condamnation à mort.
Dire cela n’est pas encore affirmer que la justice française – ou genevoise, vaudoise, etc. – serait, à l’inverse, douce, égalitaire et cohérente dans sa façon de répondre au besoin qu’a la société de se raconter des histoires qui la rassurent sur son propre fonctionnement.
Plus prompte à prendre en compte la personnalité de ceux qui comparaissent devant elle, elle est aussi plus susceptible de réserver à ses clients des traitements qui, à force d’être différenciés, peuvent devenir discriminatoires.
En exhibant, par exemple, DSK menotté devant une foule d’objectifs prêts à se déchaîner, les policiers new-yorkais savaient que son image serait diffusée dans le monde entier, lui causant un tort irréparable, tandis que la sortie, effectuée dans les mêmes conditions, d’un petit dealer inconnu passerait inaperçue.
L’exception que l’homme politique français semble avoir demandée répondait donc à une forme d’équité. Mais la voie est glissante: c’est tout le processus judiciaire, peine comprise, qui est plus douloureux pour un homme brutalement extrait d’une carrière prometteuse et d’une situation sociale enviable. Jusqu’où peut-on en tenir compte sans avaliser une répression à deux vitesses, une distinction entre les justiciables trop délicats pour être mangés à la sauce commune – voire mangés tout court – et les autres? La tempête soulevée par l’arrestation de Roman Polanski à Zurich montre que la question est loin d’être uniquement académique.
Quant au récit… Le fait même qu’une partie du public – classe politique comprise – soit convaincu qu’en France, Dominique Strauss-Kahn n’aurait jamais été inquiété sur la base des accusations d’une femme de ménage dit assez qu’il est pour le moins brouillé. Comme il l’est par l’incapacité récurrente de la justice suisse à juger les responsables de débâcles financières retentissantes dans des délais permettant de leur imputer tous les délits susceptibles d’être retenus contre eux.
A la fois cause et résultat de cet état de fait, la justice ne jouit pas, ici, de l’enviable légitimité qui est la sienne outre-Atlantique. Si, pour de nombreux concitoyens prêts à «aller jusqu’au TF» pour faire valoir leurs droits constitutionnels, elle continue de faire figure, sous ses espèces civile et surtout administrative, de garante contre l’arbitraire, le spectacle de la justice pénale ne contribue que très médiocrement à rassurer la population sur la protection égale accordée au faible et au puissant par les institutions. Au symbole, même unificateur, nous préférons, en Suisse plus qu’en France, un inégal pragmatisme – et le moins de vagues possible. Les critiques acerbes qui ont visé la magistrature genevoise après l’arrestation d’Hannibal Kadhafi pour des mauvais traitements, là aussi sur des domestiques, l’illustrent. Même si dans cette affaire est apparue une autre différence, notoire: la justice américaine s’appuie sur un pays puissant, qui peut tout se permettre ou presque. Ce qui n’est pas le cas, on l’a bien vu, de la justice genevoise.
source le temps mai11