Etats-Unis

Thomas Cooley : « Les bonus sont l’illustration de la psyché américaine »

Les bonus sont l’illustration de la psyché américaine»

   Professeur à l’Université de New York, Thomas Cooley analyse le devenir de Wall Street. Car les nouvelles ne sont pas bonnes. MF Global, un courtier de renom, vient de faire faillite, et de grandes banques licencient à tour de bras

Wall Street souffre. Lundi, MF Global, un grand courtier américain, a dû déposer le bilan en raison de sa forte exposition à la crise de la dette européenne. L’événement est de taille. C’est la huitième plus grosse faillite aux Etats-Unis depuis 1980.

De plus, plusieurs banques ont récemment annoncé de nouveaux licenciements. Plus de 10 000 postes devraient être supprimés à New York d’ici à la fin de l’année. Depuis janvier 2008, Wall Street devrait ainsi avoir subi une perte totale de 34 000 emplois. Professeur à la Leonard Stern School of Business de l’Université de New York, Thomas Cooley a écrit de multiples ouvrages sur Wall Street. Il livre son analyse.

PLUS DE COOLEY EN SUIVANT :

Le Temps: Ces dernières semaines,les nouvelles en provenance de Wall Street inquiètent…

Thomas Cooley: Les activités à Wall Street se contractent car on réalise que divers problèmes liés à la crise financière n’ont pas été résolus. On craint l’exposition de plusieurs établissements à la crise de la dette européenne, non seulement de la Grèce, mais aussi de l’Italie et de l’Espagne. On réalise aussi que les risques systémiques qui ont causé la crise en raison de l’effondrement des «subprime» sont toujours présents. Ils découlent surtout de ce que l’on appelle le système bancaire de l’ombre, qui n’est pas couvert par le parapluie régulatoire. C’est le cas du marché des changes. Les banques qui opèrent sur ce marché fonctionnent comme des intermédiaires financiers, mais ne sont pas soumises à des exigences en matière de capital.

Comment évaluez-vous le risque d’exposition de Wall Street à la crise de l’euro?

De nombreux fonds ont beaucoup prêté aux banques européennes. Ces prêts sont plus rentables que les bons du Trésor ou d’autres valeurs américaines. Les établissements américains ont été rattrapés par la crise de la dette en Europe et sont allés chercher de meilleurs rendements ailleurs. Mais, ce faisant, ils ont causé un problème de financement pour les banques européennes. Le système bancaire est très interconnecté. Or les institutions financières qui opèrent en dehors du cadre régulatoire sans devoir répondre à des exigences de capitalisation demeurent des piliers du système financier. Si quelque chose tourne mal, cela peut mettre à mal tout le monde de la finance. Aux Etats-Unis, la crise de l’euro génère une crainte: une baisse sensible des profits.

– Est-ce la seule raison des suppressions de postes?

– Non. Ces établissements sont aussi en plein processus d’une restructuration hésitante. La Règle Volcker – qui exhorte à séparer les activités de banque d’affaires de celles liées à la banque d’investissement – avait un objectif clair, mais les banques s’y sont rapidement opposées. De plus, plusieurs éléments de la loi Dodd-Frank (régulation de Wall Street par Washington) commencent à produire leurs effets. C’est le cas d’une clause dont l’objectif est de supprimer les activités de trading pour compte propre. Cette disposition vise à éviter que les banques mènent des activités risquées en parallèle d’activités normales de banque de détail.

A ce propos, des rumeurs à Wall Street laissent entendre que certaines banques pourraient laisser tomber leurs activités de trading pour compte propre…

Les banques sont très dépendantes de ces activités en termes de profits. Goldman Sachs, par exemple, a un énorme inventaire de titres. Les banques ne vont pas abandonner un secteur aussi lucratif. Elles vont se contenter de se débarrasser de leurs hedge funds les plus risqués. La Règle Volcker va progressivement être diluée. Elle est une manière maladroite de tenter de retourner au Glass Steagall Act des années 1930. Il y a une meilleure manière d’appréhender le problème. Il suffit d’imposer aux banques de circonscrire leurs activités risquées et d’exiger une capitalisation accrue pour couvrir ces mêmes risques.

Les banques américaines sont-elles suffisamment dotées en capital et voient-elles d’un bon œil les règles de Bâle III augmentant les exigences en matière de capitalisation?

Les banques américaines ne sont pas très favorables à Bâle III. Elles craignent que ces exigences d’augmentation du capital réduisent leur profitabilité à terme. A ce propos, on peut se demander comment des banques européennes, qui sont insuffisamment capitalisées, vont réussir à remplir leurs obligations. Prenez Deutsche Bank, une des institutions les plus puissantes du marché. Elle devrait augmenter son capital de 7 à 9 milliards de dollars. Comment peut-elle le faire?

Les réserves américaines sont-elles justifiées?

Une des lois régissant les marchés financiers montre que les capitaux vont là où il est possible d’avoir le plus grand levier et la plus grande rentabilité. Les acteurs du marché vont toujours prendre le maximum de risques autorisés par le système. Si les banques américaines sont réticentes, c’est parce qu’il y a encore des problèmes à résoudre au plan international en matière de coordination de la régulation du système financier et des exigences en capital. Ces craintes sont ravivées par le fait que la loi Dodd-Frank les contraint à ne pas imposer à leurs clients des frais de gestion trop élevés. C’est un principe. Chaque nouvelle mesure de régulation produit des conséquences imprévues.

Comment évaluez-vous, avec le recul, la loi Dodd-Frank pour mieux réguler Wall Street?

Nous avions besoin de revoir notre système de régulation financière. Nous sommes allés trop loin, laissant les marchés agir en toute liberté. L’administration Obama avait raison de vouloir mettre des garde-fous, de chercher à limiter les risques systémiques. La loi Dodd-Frank découle de bonnes intentions. Mais, en cherchant à dompter Wall Street par une régulation discrétionnaire, elle se trompe de méthode. Mes collègues et moi estimons qu’il est plus judicieux de mesurer les risques systémiques et de cadrer les institutions financières qui ont créé ces risques en instituant des mécanismes propres au marché plutôt que de confier cette tâche aux régulateurs. Dans mon livre Dodd-Frank: One year on, je relève que la loi a rendu le système plus sûr. Mais je ne suis pas sûr qu’elle aborde de front le problème du too big to fail.

– Au début de la crise financière, beaucoup ont appelé au retour à une certaine éthique. Qu’en est-il?

– Désormais, Wall Street opère en fonction de règles qui ont pour but de rendre illégaux des comportements jugés éthiquement incorrects. Au moment de la crise, il y avait eu des épisodes malheureux. Le gouvernement venait de sauver des millions d’emplois en allant à la rescousse de la banque AIG, mais ses dirigeants ont quand même touché de substantiels bonus. C’était ridicule. Cela dit, je ne pense pas que l’Etat doit intervenir dans la rémunération des dirigeants. Actuellement, je ne fais pas plus confiance aux membres du Congrès à Washington qu’aux acteurs de Wall Street. Cette tâche doit incomber aux actionnaires. En ce sens, les Etats-Unis sont très différents de l’Europe. Si, pour un Européen, ces rémunérations peuvent être obscènes, ici, elles sont perçues différemment. On ne se demande pas pourquoi ces dirigeants sont aussi bien payés, mais comment je peux faire pour obtenir la même rémunération. Cette manière de voir les bonus fait partie intégrante de la psyché des Américains et participe du rêve américain.

– N’y a-t-il pas néanmoins des limites à poser?

– Oui, la gouvernance des sociétés doit être clairement améliorée. Il faut aussi fixer des règles pour bloquer les bonus sur une période relativement longue. Si un responsable mène des activités à risque et que la société en subit les conséquences, ses bonus doivent être rete­nus. C’est ce que la Réserve fédé­rale recommande pour les sociétés représentant des risques systémiques. Mais celles-ci doivent être libres d’user de la rémunération pour attirer les meilleurs talents du monde entier.

– A propos de la Fed, comment jugez-vous son action au cours de ces trois dernières années?

Durant la crise financière, la Fed a fait exactement ce que doit faire une banque centrale. Je suis un admirateur de son président, Ben Bernanke. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas fait d’erreurs. Récemment, en procédant à son opération «Twist», qui a consisté à remplacer les emprunts d’Etat arrivant à échéance par des emprunts à plus long terme – une manière d’abaisser encore les taux d’intérêt à moyen et long terme –, la Fed a pris une mesure qui, de l’avis de tous, sera inefficace. Mais je comprends les raisons politiques qui la sous-tendent: la Fed doit montrer qu’elle fait quelque chose pour tenter d’améliorer la situation. A ce stade, la politique monétaire n’offre pas une grande marge de manœuvre. Il y a d’autres pistes à explorer.

Le journaliste Ron Suskind, dans son livre «Confidence Men», est critique des luttes intestines au sein de l’équipe économique du président Obama. Votre avis?

– Je pense que certains conseillers, Larry Summers en particulier qui avait des liens très étroits avec Wall Street, n’ont pas bien orienté Barack Obama. Le plan de relance a été mal conçu et mis en œuvre à la hâte. Il a octroyé des fonds aux Etats et ces derniers les ont utilisés pour éviter d’affronter leurs propres problèmes budgétaires. Le président aurait dû écouter davantage d’autres conseillers qui faisaient partie de son équipe initiale. Je pense à Paul Volcker, un honnête homme qui a de bonnes idées.

L’Amérique va-t-elle réussir à sortir de l’ornière?

– L’économie est mal en point. Cela ne fait pas de doute. Mais, à divers moments de l’histoire, les Américains ont eu le même sentiment de misérabilisme. Il ne faut pas sous-évaluer notre capacité d’innovation et de créativité. Je ne suis pas pessimiste à long terme. Si nous investissons dans l’éducation, si nous structurons le système économique de façon à encourager l’innovation et la prise de risque, nous n’aurons pas de problème à long terme. A court terme, la situation est difficile, avec un taux de chômage réel [tenant compte des temps partiels et de ceux qui ne cherchent plus un emploi] évalué à 18%.

Propos recueillis par Stéphane Bussard new york

EN COMPLEMENT : MF Global, Jefferies: la crise grecque menace les courtiers de Wall Street Par Pierre-Alexandre Sallier

 Après la faillite de MF Global, l’exposition à la dette européenne de chaque firme est scrutée

Un mythe s’écroule. John Corzine, le PDG du courtier en dépôt de bilan MF Global a démissionné vendredi de ses fonctions. «Sans chercher à se faire verser d’indemnités de départ», précise la société. Ancien président de Goldman Sachs dans les années 90, John Corzine avait eu une carrière politique en tant que gouverneur du New Jersey avant de revenir aux affaires en 2010, à la tête de MF Global. 

L’annonce du placement sous administration judiciaire de la firme, lundi, en raison des paris de ses «traders» sur les emprunts des Etats de la zone euro a secoué Wall Street. L’exposition de MF Global aux emprunts européens atteignait 6 milliards de dollars – dont la moitié sur l’Italie. Les appels au renforcement de ses fonds propres par les régulateurs auraient déclenché la faillite. Cet écroulement d’une société affichant des actifs de 41 milliards de dollars représente la huitième plus grosse faillite aux Etats-Unis depuis 1980. A titre de comparaison les actifs de la société d’électricité Enron atteignaient 65 milliards lors de sa chute fin 2001.

 Ce dépôt de bilan a jeté le doute sur l’exposition réelle aux emprunts européens d’autres courtiers. Jefferies s’est ainsi trouvée dans le collimateur jeudi, le cours de ses actions s’écroulant de 20% en matinée. Raison du plongeon? Une note de l’agence de notation Egan-Jones relevant un engagement de 2,7 milliards de dollars sur les emprunts d’Etat. La société a calmé les esprits en déclarant que cette exposition était pratiquement annulée par d’autres paris opposés.

 Au fil de la semaine, l’affaire MF Global a pris une tournure judiciaire. Dès mardi, le CME – la société exploitant la bourse de Chicago – identifiait un trou de 633 millions de dollars appartenant aux clients de MF Global et ayant disparu de ses comptes. Jeudi, Gary Gensler, le responsable de la CFTC, l’agence de surveillance des marchés dérivés, a annoncé le lancement d’une enquête. De son côté, la SEC – le gendarme des marchés – est en train de passer en revue les transactions de MF Global sur le marché de la dette convertible, afin de détecter de possibles délits d’initiés. L’administrateur judiciaire chargé de la liquidation de la firme a indiqué vendredi avoir demandé l’autorisation de citer à comparaître les administrateurs et les dirigeants de MF Global. 

Le courtier dispose à Genève d’une filiale baptisée MF Global (Suisse) SA. Ces équipes avaient été installées au printemps 2009 et devaient opérer sur les marchés boursiers, les matières premières, les droits d’émission de CO2 ou l’électricité. Des services dédiés «à une clientèle allant des fonds d’investissements traditionnels aux hedge funds en passant par les banques privées», précisait alors la société. Contacté hier, un de ses représentants locaux indique que les effectifs «qui ont beaucoup fluctué», étaient «de l’ordre d’une vingtaine» de personnes. Qu’advient-il de la filiale? «Tout est maintenant fermé», rétorque ce représentant.

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