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Les malveillants: naufrage à Chypre Par Jean-Pierre Béguelin

Les malveillants: naufrage à Chypre Par Jean-Pierre Béguelin

En exigeant des banques chypriotes qu’elles fassent payer leurs déposants, les ministres nord-européens ont été malveillants puisqu’ils viennent de tuer dans l’œuf tout schéma crédible d’assurance des dépôts et donc d’Union bancaire véritable en Europe.

Que les peuples soient gouvernés avec légèreté, on le savait; mais que certains ministres aillent jusqu’à risquer sciemment des paniques bancaires étendues, c’est du jamais vu, du moins dans des économies évoluées ou supposées telles. Car c’est exactement ce que les Européens du Nord ont fait le week-end dernier en exigeant de Chypre que ses banques fassent supporter 40% de leurs pertes à leurs déposants, y compris, à l’origine, aux plus modestes d’entre eux. Craignant des lendemains électoraux difficiles, responsables finlandais et, surtout, allemands ont en effet refusé de mettre plus de 10 milliards d’euros sur la table alors que Nicosie en demandait 17 pour sauver son système bancaire. Les autorités chypriotes se sont alors résolues à essayer de couvrir l’essentiel des milliards manquants par un prélèvement unique et forcé sur une fraction des 63 milliards d’euros déposés dans leurs banques. Tout n’est pas définitivement réglé certes, mais, pour le moment, cette opération devrait se traduire par une charge de 2 à 3 milliards d’euros sur les comptes que possèdent les non-résidents – essentiellement des Russes – dans les banques chypriotes et de 3 à 4 milliards sur ceux des habitants de l’île où Venus est née. Or, c’est pour ces derniers une somme considérable, proche des 20% du PIB; à l’échelle suisse cela représenterait 120 milliards de francs, soit l’ensemble des comptes-salaire des ménages helvétiques, excusez du peu.

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Ceci est d’autant plus choquant que le remboursement au pair est l’essence même du compte bancaire et que les déposants paient pour ce service. Pour le voir, imaginez qu’une banque ait reçu 1000 en dépôts pour une année et qu’elle ait prêté ce montant par tranche de 10 à 100 emprunteurs différents qui s’engagent chacun à payer 10% d’intérêt annuel. À la fin de l’année, elle devrait récupérer 1100, soit 1000 de principal et 100 d’intérêts. Dans la réalité, toutefois, certains débiteurs feront défaut. Au cas où quatre d’entre eux ne remboursent pas leur prêt, la banque ne touchera plus que 1056 à l’échéance puisque chacun des faillis aurait dû verser 11, soit 10 de capital et 1 d’intérêt. Si, simultanément, la banque s’était engagée à servir un intérêt de 5% sur les 1000 de dépôt initial, elle aura besoin de 1050 après une année pour pouvoir respecter ses engagements. Dans ces conditions, elle pourra boucler ses comptes car il lui restera 6 à la fin de l’exercice, une somme, mettons, juste suffisante pour couvrir ses frais.

En gros, l’intérêt qu’une banque peut verser à ses créanciers doit à peu près correspondre au taux auquel elle prête à ses débiteurs moins le pourcentage de ces sommes qui seront en défaut. Mais, grâce à ce sacrifice, les déposants garantissent en quelque sorte collectivement leurs avoirs contre les mauvais débiteurs de la banque. Certes, ils ne connaissent pas ces derniers puisque, secret des affaires et protection des données obligent, leurs banquiers ne peuvent les renseigner, et ils sont donc incapables de contrôler la qualité des emprunteurs à qui leur argent est prêté. C’est pourquoi tous les pays ont instauré un surveillant bancaire doté des moyens techniques et légaux nécessaires pour ce faire.

Il reste que même une banque prudente verra son taux de défaut parfois monter en flèche, typiquement en cas de crise économique. Alertés par la rumeur, ses déposants affluent alors à ses guichets – physiques ou électroniques – si bien qu’elle doit couper ses crédits et, bien souvent, fermer ses portes. Au niveau régional, nombre de ses emprunteurs – commerçants pris à la gorge par exemple – se retrouvent incapables de payer leurs créanciers qui sont, eux, le plus souvent débiteurs d’autres banques. Celles-ci voient à leur tour leur taux de défaut exploser et leurs déposants paniquer. Dans ces circonstances, les banques d’un pays ferment les unes après les autres et l’économie tombe dans une sérieuse dépression, comme ce fut le cas aux États-Unis en 1932-33.

Pour éviter cet effet boule de neige et en sus des prêts de dernier ressort des autorités monétaires, on peut garantir la valeur des dépôts bancaires. C’est d’ailleurs sans aucun doute parce qu’outre-Atlantique une telle assurance existait de façon efficace et depuis 1934 que les paniques bancaires n’y ont pas fleuri ces dernières années. En réalité, nul, si ce n’est la banque centrale, ne peut effectivement assurer l’ensemble des dépôts bancaires contre les pertes, tous les connaisseurs le savent. En fait, semblable garantie agit comme la dissuasion nucléaire: le simple fait d’exister et d’être crédible, donc d’avoir joué correctement son rôle dans certains cas spécifiques, est déjà suffisant en soi pour éviter les paniques tout en limitant les besoins d’intervention des autorités monétaires.

C’est pourquoi une telle assurance devrait idéalement être aussi étendue que possible. En particulier, elle devrait couvrir la plupart des comptes et non pas, contrairement à ce qu’on entend souvent, seulement les plus petits dépôts. Ce sont en effet de toute évidence les gros retraits qui sont le plus susceptibles de mettre une banque en danger et c’est d’ailleurs pourquoi aux États-Unis la garantie est donnée par compte et non pas par déposants. Pour les mêmes raisons, cette assurance devrait aussi couvrir les dépôts des non-résidents, en tout cas ceux exprimés en monnaie nationale puisque ce sont les seuls que la banque centrale du pays est capable de couvrir vraiment.

C’est pourquoi la décision de samedi dernier – quelle qu’en sera sa suite véritable – est si choquante. Dorénavant, plus personne en effet ne croira en l’universalité d’une quelconque assurance des dépôts bancaires dans l’Eurozone. Certes, ce ne serait pas aussi dramatique si la BCE était un vrai prêteur de dernier ressort, mais, malgré les déclarations de Monsieur Draghi, le rôle déclencheur qu’elle a joué dans le cas cypriote montre que c’est de moins en moins le cas. En fait, l’Union bancaire n’est qu’un slogan, les banques se retirant peu à peu dans leur donjon national; l’Union monétaire se délite insensiblement, les conditions monétaires variant nettement d’un pays à l’autre au point qu’une PME solvable paie actuellement 7% d’intérêt sur ses encours à Chypre contre quelque 2% en Allemagne.

«Credo in un Euro crudel… » chanterait aujourd’hui Iago à Famagouste. Malheureusement…

Source Le Temps Mars13

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/9b35d69e-92f7-11e2-a4ba-4ec24fb4b947/Les_malveillants_naufrage_à_Chypre

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