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Les zones d’ombre du libéralisme allemand, et ses 3 génies

Les zones d’ombre du libéralisme allemand, et ses 3 génies

 Toute trace de libéralisme aura bientôt disparu du programme d’Angela Merkel. Mais quelles sont les origines du libéralisme allemand?

Les dernières traces de libéralisme au ront bientôt disparu du programme d’Angela Merkel. Les origines du libéralisme allemand sont d’ailleurs méconnues. Généralement, les commentateurs se limitent aux personnalités qui ont participé, dès les années 1930, à l’éclosion de l’ordo-libéralisme (du nom de la revue «Ordo») et au développement de «l’école de Fribourg», avec Wilhelm Röpke et Walter Eucken. En opposition à l’interventionnisme économique de la république de Weimar autant qu’au nationalisme, ils établiront les bases théoriques de l’économie sociale de marché et inspireront Ludwig Erhard, l’artisan du «miracle allemand» après 1945.

Les premiers pas du libéralisme germanique sont par contre très peu glorieux, fortement teintés de nationalisme et à mille lieues de l’école autrichienne (Carl Menger, Friedrich von Hayek, Ludwig von Mises et Murray Rothbard).

Dans «La tragédie du libéralisme allemand», Friedrich Sell (1) dresse un portrait particulièrement sombre du courant libéral au XIXe siècle. Ses racines germaniques sont alors ancrées dans une notion de liberté qui se réfère avant tout à la liberté du commerce et à l’autonomie communale. Elle ignore la notion de droits naturels, c’est-à-dire des droits inhérents à la nature humaine, indépendants de la position sociale ou de l’ethnie, et indépendants des conceptions du droit de chaque pays.

Selon Sell, l’opposition à l’idée de droits naturels a conduit progressivement à un «rétrécissement» de la notion de droit pour n’être plus que ce qui sert la Prusse et l’Etat. Hegel ne voit d’ailleurs aucune limite à l’Etat, puisqu’il exprime la volonté divine. L’Etat est la concrétisation de l’idée de morale. Novalis affirme même: «Chaque citoyen est un employé de l’Etat.»

Complètement à son opposé, Wilhelm von Humboldt (1767-1835) prône un Etat minimaliste. Lui, Schiller et Kant sont d’ailleurs les trois grands penseurs libéraux allemands, selon Hayek.

Humboldt est célèbre notamment pour avoir fondé l’Université de Berlin. Mais ce que l’on ignore souvent, c’est que cet ami de Goethe et Schiller comprend avec 150 ans d’avance les problèmes que pose l’extension des champs d’intervention de l’Etat, selon un séminaire de la Société Hayek. Avec son «Essai sur les limites de l’action de l’Etat», rédigé en 1791, il rédige peut-être la plus forte attaque contre l’idée d’un Etat paternaliste qui intervient «pour mieux nous protéger contre nous-mêmes». Pour cet artisan d’une version «individualiste de la liberté» (à l’opposé de Rousseau), l’Etat doit se limiter à garantir la sécurité du citoyen, le seul objet possible, légitime et nécessaire de la mission de l’Etat. Et d’écrire que «l’Etat s’ingère de façon immorale dans les affaires privées des citoyens, toutes les fois que celles-ci n’impliquent pas immédiatement une atteinte portée au droit de l’un par un autre». Plus tard dans sa vie, il ajoute encore l’éducation à la sécurité. Mais son influence restera modeste.

Emmanuel Kant (1724-1804) se range aussi au sein de ces trois figures d’exception. Le philosophe est l’auteur d’un manifeste libéral méconnu: «Qu’est-ce que les Lumières?» Il y rend légitime la recherche par tout citoyen «de son bien-être par tous les moyens qu’il lui plaît» sans quoi «l’activité générale» de la collectivité se trouve entravée, à condition de garantir «la liberté d’autrui» (2).

Friedrich Schiller, l’auteur de Wilhelm Tell, pour qui la principale menace à la liberté vient toujours du pouvoir politique, complète le podium. Alors que le débat sur la liberté se concentre sur le conflit entre politique et économie, Schiller place la dimension culturelle au centre de ses réflexions. Pour lui, la liberté est avant tout un idéal vers lequel on aspire, une force spontanée et une dissidence créative. Le Suisse Robert Nef lui a d’ailleurs rendu un superbe hommage dans «Dichter der Freiheit» (NZZ Verlag).

Cependant, le libéralisme allemand est avant tout d’origine nationaliste. Certes, au début du XIXe siècle, l’ascension de Napoléon en Europe et la défaite allemande ne se traduisent pas immédiatement par l’hostilité de la population. D’ailleurs, Beethoven baptise sa troisième symphonie «Bonaparte». Et les premières réformes vont dans le bon sens, à commencer par l’abolition de l’esclavage et la possibilité accordée aux paysans de devenir propriétaire terrien.

Mais le vent tourne contre Napoléon et la France, après sa déclaration de guerre à l’Angleterre et sa décision de blocus continental. Le désastre économique que subit la Prusse, où tout n’est que ruine, misère et confiscations arbitraires, se transforme en nationalisme.

Les idées libérales de l’époque s’accompagnent également d’un fort sentiment national. Le philosophe Johann Fichte incarne ce mélange de romantisme, d’esprit anti-français, de libéralisme et de nationalisme. Cet ardent défenseur de l’Etat et professeur à l’université se définit comme défenseur de la liberté individuelle, du droit de propriété et de l’autonomie régionale. Il ose pourtant affirmer: «Chaque personne qui croit à la liberté et au progrès est un Allemand.» Son nationalisme touche à la pathologie. Ses idées sont toutefois trop intellectuelles pour se propager dans la population. Mais le pas est franchi avec Ernst Arndt (1769-1860). Libéral par son opposition au servage, il ne définit la liberté que par rapport à l’étranger. Son attitude, très populaire, répond à l’insatisfaction à l’égard de Napoléon autant qu’à l’organisation étatique de l’époque.

Ces tendances nationalistes et fanatiques détruisent l’héritage de Kant et Goethe, et ne laissent aucune chance à l’humanisme équilibré d’un Humboldt. Le vrai libéralisme ne peut se marier au patriotisme que s’il ne signifie rien d’autre que la coopération volontaire d’un individu au bien de tous, mais il ne peut tolérer toute nation qui se place en opposition à d’autres peuples, explique Sell.

(1) Die Tragödie des deutschen Liberalismus (Deutsche Verlags-Anstalt), 1953, 478 pages

(2) Les penseurs libéraux, Alain Laurent et Vincent Valentin, Les Belles Lettres, 2012, 920 pages

Par Emmanuel Garessus/ Le temps 04/9/2013

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/f5a94b32-14cb-11e3-9da5-8ad4c0806839/Les_zones_dombre_du_lib�ralisme_allemand_et_ses_3_g�nies

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