Pierre-Antoine Delhommais /Sujet du bac : “Prêter, est-ce exister pour autrui ?”
Puisque les circonstances sont exceptionnelles, on pourrait envisager, également à titre exceptionnel, de proposer cette année un sujet commun aux épreuves d’économie et de philosophie du baccalauréat.
Au choix : “Devoir est-il un devoir ?” ; “Prêter, est-ce exister par autrui ?” ; “S’endetter, est-ce préférer le présent au futur ?” ; ou bien encore : “La dette est-elle l’ennemie de la liberté ?” On pourrait aussi demander aux élèves d’analyser ce texte de Jacques Attali, extrait de son dernier livre publié.
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“La première dette de l’homme est celle de la vie. Dieu – ou toute autre force – nous “prête” vie : nous révérons et détestons tout à la fois ce créateur, qu’il s’agisse d’un Dieu, d’un homme ou d’une autre cause, y compris le hasard ; parce qu’Il – ou Elle – nous rappelle, de par son existence même, nos limites, nos erreurs et nos devoirs à son égard.
Prêter, c’est prendre le risque de s’attirer l’ingratitude de ses débiteurs. Dieu court le risque d’être maudit par les hommes. De même, celui qui prête son nom, son travail, son amour ou son argent, prend aussi le risque d’être détruit par ceux qui n’entendent rien devoir à personne – et encore moins rembourser.
Inversement, emprunter conduit à assumer une dépendance, une perte d’autonomie vis-à-vis du créancier, une réduction du champ de ses possibles, une blessure narcissique par laquelle le débiteur prend conscience de sa finitude. Emprunter, c’est affronter le principe de réalité.”
Ouf ! Bonne chance et surtout bon courage aux candidats. Tous ruinés dans dix ans ? Dette publique : la dernière chance, c’est du Jacques Attali comme on l’aime – ou comme aussi on peut ne pas l’aimer (Fayard, 260 p., 15,90 euros).
Texte qui convoque l’histoire, la philosophie, l’économie, les marchés, Dieu, les rois, les banquiers, les maîtres à penser, Charles Quint, JPMorgan, Alain, le Créateur et le créancier, les collateralised debt obligations (CDO) et les rentes perpétuelles, pour appuyer ses fulgurances et ses visions hallucinées – celles d’une banque centrale mondiale et d’un Trésor planétaire – ou apocalyptiques – la ruine universelle. D’où une impression d’immense tourbillon dans la lecture qui s’harmonise finalement très bien avec le chaos financier actuel et le vertige que donne l’envolée des dettes publiques.
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S’il ne fallait retenir qu’une seule des trois idées par page de l’essai de M. Attali, ce serait celle, qui la parcourt de la première à la dernière ligne, de l’extrême complexité des relations qui peuvent exister entre emprunteurs et prêteurs, entre l’Etat et ses créanciers. Qui tient qui ? Comment ? Par les bons du Trésor ou par la barbichette ?
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Au vu de ce qui vient de se passer en Grèce et dans la zone euro, on se dit que ce sont bien les créanciers (les épargnants du monde entier, les marchés) qui détiennent le pouvoir. Le pouvoir de faire monter les taux d’intérêt et de contraindre, sous cette menace, les pays d’Europe du Sud à prendre dans l’urgence des mesures de rigueur extrême. Pour trouver de nouveaux prêteurs, il convient d’honorer ceux d’hier et d’avant-hier. Il faut rembourser les emprunts du passé pour espérer pouvoir payer les futures retraites des fonctionnaires.
Les créanciers tiendraient enfin leur revanche, après des siècles où ils furent chassés, brûlés, martyrisés, spoliés, par des Etats drogués à l’emprunt et aussi indifférents aux droits de l’homme qu’aux droits des prêteurs.
On dénombre tout de même, entre 1800 et 2009, plus de trois cents défauts de paiement sur des emprunts d’Etats souverains – l’Espagne, soit dit en passant et sans aucune arrière-pensée vénéneuse, détenant le record mondial avec 13 défauts sur sa dette publique depuis 1500.
Les répudiations de dette s’effectuaient le plus souvent par la manière forte. En France Louis VIII, Louis IX, Philippe le Bel, en Angleterre Edouard Ier, comme plus tard les princes allemands expulsèrent les juifs créanciers. Les Templiers furent, pour les mêmes raisons, exterminés sous Philippe le Bel, toujours lui, et c’est aussi ce qui conduisit à la disgrâce de Fouquet sous Louis XIV.
De façon moins violente, mais tout aussi efficace, les politiques inflationnistes, au XXe siècle, conduisirent à “l’euthanasie des rentiers”, pour reprendre l’expression de Keynes. Dès la fin du XVIIIe siècle, un autre grand économiste, Adam Smith, avait bien résumé tout cela : “A un certain niveau d’accumulation de dettes nationales, il n’y a guère d’exemple, je crois, qu’elles aient été loyalement et complètement payées.”
Mais voilà, et c’est bien la tragédie des grands pays industrialisés surendettés, il n’est plus guère possible, avec la mondialisation et les banques centrales indépendantes, de créer de l’inflation. Et encore moins d’emprisonner ses créanciers ou encore de les bannir – ce qui serait d’autant plus difficile qu’ils sont en majorité étrangers (60 % de la dette publique française est détenue par des non-résidents). Quelle tristesse !
Au cours des dernières décennies, une certaine logique avait été respectée : c’étaient les pays pauvres qui faisaient faillite, ne causant que des dégâts financiers mineurs chez leurs riches créanciers. Mais, aujourd’hui, ce sont les Etats les plus prospères qui se retrouvent au bord du défaut de paiement. Avec pour créanciers… des nations au niveau de vie dix à vingt fois inférieur : la banque centrale chinoise est le premier détenteur au monde d’emprunts d’Etat américains. Cela change tout aux relations traditionnelles entre débiteurs et créditeurs. Il n’y a plus ni fort ni faible. Seulement la certitude d’une ruine garantie pour les deux parties en cas de défaillance de l’une ou de l’autre. Et des conséquences géopolitiques imprévisibles et un peu effrayantes. “Les débiteurs tiennent les créanciers autant que ceux-ci croient les tenir”, dit M. Attali, qui rappelle aussi que la Bible évoque l’idée jubilaire de l’extinction des dettes et des créances tous les quarante-neuf ans. Alors vivement 2059 et l’annulation de la dette des pays riches !
Courriel : delhommais@lemonde.fr
Pierre-Antoine Delhommais LE MONDE | 22.05.10 |
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