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La fin du privilège exorbitant? par Andréas Hoffert

La fin du privilège exorbitant?

Les oracles qui prédisent la chute du dollar oublient souvent un détail important: une monnaie n’a pas besoin d’être forte pour conserver sa position dominante tant qu’aucun rival crédible ne se présente

Les difficultés économiques actuelles des Etats-Unis ne justifient pas le remplacement du dollar par une nouvelle monnaie de réserve.

PLUS DE HOFERT EN SUIVANT :

Ces derniers mois les organisations économiques internationales sont devenues très pessimistes par rapport aux Etats-Unis. En avril, le Fonds monétaire international (FMI) estimait que la Chine ravirait aux Américains la place de première puissance économique mondiale dès 2016 si leur PIB respectif était mesuré en parité du pouvoir d’achat. Peu après, la Banque mondiale publiait un rapport intitulé «Multipolarité: la nouvelle économie mondiale?» annonçant la déchéance du dollar US de son rôle de principale monnaie de réserve d’ici 2025. Cela mettrait un terme à ce que l’ancien président de la République française Valéry Giscard d’Estaing qualifiait de «privilège exorbitant».

Tout en diplomatie, la Banque mondiale se garde bien cependant de désigner un successeur au dollar et affirme plutôt que d’ici 2025, plusieurs monnaies seront d’égale importance dans l’économie mondiale: le dollar US, l’euro et une monnaie asiatique, probablement le renminbi chinois. Quinze ans, c’est long et d’ici là, le rapport de la Banque mondiale sera sans doute oublié. Cela dit, je doute qu’il sera aussi facile de déloger le billet vert.

Pour y parvenir, il faudrait que plusieurs hypothèses se vérifient. Tout d’abord, l’érosion actuelle de la confiance dans le dollar US devrait perdurer. Certes, cette confiance a déjà été sérieusement ébranlée ces derniers temps en raison de la politique monétaire peu orthodoxe – c’est un euphémisme – des Etats-Unis. Néanmoins le billet vert continue de conserver son crédit en tant que réservoir de valeur dans les pays émergents. Aux yeux des Suisses, le dollar US est depuis fort longtemps sur une pente descendante tandis que pour les Brésiliens, par exemple, le billet vert a été nettement plus fiable que la monnaie locale au cours des 40 dernières années.

Ensuite, la zone euro doit résoudre ses problèmes actuels pour améliorer sa stature internationale. Si on écarte tout éclatement de la zone euro ou abandon de l’euro par certains pays de la périphérie de l’Europe, alors la seule solution viable à la crise actuelle passe par une défaillance et une restructuration au moins partielle et/ou une monétisation de leur dette. Ces alternatives ne sont clairement pas de nature à renforcer la confiance dans la monnaie.

Enfin, si beaucoup voient dans le renminbi chinois un rival sérieux au dollar US, son utilisation comme monnaie internationale exigerait un marché financier bien plus vaste et plus profond avec des actifs investissables – tels que des actions et des obligations libellées en renminbi – bien plus nombreux qu’actuellement. Pour cela, la Chine devrait décréter la libre circulation des capitaux et instaurer un Etat de droit qui inspire davantage confiance que ce n’est le cas aujourd’hui. De nombreux progrès ont, certes, été accomplis depuis une vingtaine d’années mais je pense que même quinze années ne suffiront pas pour mettre en place des changements aussi profonds.

Tout au long de l’histoire, seule une poignée de devises ont accédé à la suprématie monétaire. Il a fallu deux guerres mondiales pour établir la domination du dollar US après 150 ans de règne de la livre sterling. Même l’abandon de l’étalon-or au début des années 70 n’a pas suffi à faire chuter le billet vert de son piédestal.

Les oracles qui prédisent la chute du dollar oublient souvent un détail important: une monnaie n’a pas besoin d’être forte pour conserver sa position dominante tant qu’aucun rival crédible ne se présente.

A mon avis, un dollar faible sera toujours la monnaie de référence en 2025. Cela dit, je doute que quelqu’un se souvienne alors de ma prévision.

Andreas Höfert Chef économiste UBS Wealth Management/juin 11

EN COMPLEMENT: Le concept des cinq amis

L’époque où le dollar était synonyme de sécurité est révolue. Et l’euro ne peut le remplacer. La solution passe par un panier de cinq devises.

Après «deux pour un», le «troisième homme» et les «Fabulous Four», voici les «cinq amis». C’est ainsi que l’on désigne un panier de monnaies composé des dollars canadien et australien, des couronnes suédoise et norvégienne ainsi que du franc suisse. UBS Wealth Management Research (WMR) estime que la combinaison de ces cinq monnaies permet de mieux préserver la valeur à long terme que le dollar ou son alternative la plus liquide, l’euro. Les deux principaux espaces monétaires connaissent un effondrement rapide de la valeur de leur monnaie en raison de la problématique aiguë de l’endettement.

L’euro, dont la Banque centrale européenne (BCE) a mis une dizaine d’années à asseoir la crédibilité par une politique monétaire prudente, a vu sa réputation se dégrader en l’espace de quelques semaines seulement. La monnaie unique a perdu toute chance de se substituer au billet vert en tant que monnaie de référence pour la gestion des réserves monétaires au plan mondial.

C’est pourquoi WMR recommande les «cinq amis». Les budgets publics de ces Etats dont l’endettement n’a pas pris l’ascenseur durant la crise financière sont solides, leurs ménages privés relativement peu endettés – les dettes élevées limitent la croissance – et ils disposent de marchés financiers stables et liquides.

Ces derniers apportent aux investisseurs une sécurité institutionnelle dont ne bénéficient pas les pays émergents, fort attrayants par ailleurs. C’est en prenant en compte tous ces aspects que s’est imposé à WMR le concept des «cinq amis»: le dollar canadien et le dollar australien, la couronne suédoise et la couronne norvégienne de même que le franc suisse.

Les investisseurs peuvent ainsi s’engager dans des espaces monétaires relativement grands et géographiquement diversifiés, profitant également en partie des matières premières et de la sécurité élevée dont bénéficient ces pays. En termes de stratégie monétaire, rien ne s’oppose à ce que les «cinq amis» représentent une part située entre 25% et 50% du patrimoine total. Et comme ces monnaies réagissent parfois très différemment aux aléas de l’économie mondiale, les investisseurs auront le plaisir de découvrir que l’un ou l’autre de ces «amis» peut se montrer particulièrement vigoureux, selon les périodes.

Cela conduira aussi ceux qui gèrent leur portefeuille de manière active à vérifier et à ajuster régulièrement la part respective des différentes monnaies. Ceux qui ont déjà misé sur les «cinq amis» il y a une année ont la chance aujourd’hui de pouvoir prendre des bénéfices. Il est donc plus que temps pour les investisseurs orientés exclusivement sur le dollar américain, l’euro ou le franc suisse de commencer à se diversifier.

 pierre weill, thomas flury UBS Wealth Management  Research

EN COMPLEMENT : Comment tuer le dollar par Barry Eichengreen

Le dollar a eu ses hauts et ses bas, mais depuis quelques temps ce sont les bas qui dominent. Compte tenu de l’inflation, depuis 10 ans le billet vert a perdu plus du quart de sa valeur par rapport aux autres devises. Il a baissé de presque 5% depuis le début de l’année, pour s’approcher de son niveau plancher depuis l’abandon du système de change pratiquement fixe de Bretton Woods.

 Voici la première explication qui vient à l’esprit : les taux d’intérêt proches de zéro de la Réserve fédérale américaine incitent les investisseurs à se détourner du dollar pour acquérir des actifs étrangers qui rapportent davantage. Comme on pouvait s’en douter, les critiques ne se sont pas fait attendre. La banque centrale américaine serait responsable de la dépréciation du dollar, elle érode son pouvoir d’achat, et par conséquent le niveau de vie des Américains. Pire encore, la Fed jouerait avec le feu. Son incapacité à défendre le dollar pourrait déclencher une crise de confiance. A moment donné, sa tolérance à l’égard de la faiblesse du dollar sera considérée comme un engagement insuffisant en faveur de la stabilité des prix. Déçus, nombre d’investisseurs vont alors se débarrasser de leurs bons du Trésor américains. Les revenus obligataires exploseront et le dollar dégringolera. Ce sera une catastrophe financière et le début d’une énorme récession.

 Tout ce qui fait peur permet aux journaux d’augmenter leur tirage, mais cette effervescence autour de la Fed est exagérée. Le passé montre qu’une chute de 10% du dollar se traduit par une hausse d’un point de pourcentage de l’inflation. Autrement dit, la chute de 5% du dollar jusqu’à présent cette année n’a entraîné qu’une hausse d’un demi-point de pourcentage de l’inflation. Par ailleurs l’inflation est sous contrôle. Les prix de l’alimentation et de l’essence ont augmenté, mais ce n’est pas le cas de celui de la main d’ouvre – ce qui n’est pas étonnant, étant donné le taux de chômage qui est à 9%. Dans ce contexte, la Fed peut se permettre de maintenir sa position de laisser-faire à l’égard du dollar.

 Même si le président de la Fed, Ben Bernanke, lors de sa récente conférence de presse a célébré le « dollar fort », la Fed préfère sans doute qu’il soit à la baisse. La demande intérieure restant faible, le dollar faible est une manière de soutenir les exportations pour relancer une économie anémiée.

 Ceux qui craignent que la Fed n’augmente pas les taux d’intérêt si l’inflation s’aggrave, ne comprennent pas qu’elle est imprégnée d’une culture anti-inflationniste. Sa politique étant sous les feux de la critique, il est presque sûr qu’elle interviendra à la première occasion en faveur de la stabilité des prix.

 Un élément pourrait entraîner une chute du dollar ; il ne tient pas à la politique monétaire, mais à la politique budgétaire : le budget des USA n’est pas entre les mains d’adultes responsables. Un Congrès américain qui se préoccupe surtout de prestige risque de ne pas ajuster le plafond de la dette, mettant le pays en défaut de remboursement. Lorsque les investisseurs réaliseront que ce sont les fous qui gèrent l’asile, ils vont sûrement liquider leurs bons du Trésor américain.

 Et même si ce premier écueil était surmonté, les USA n’auront qu’un temps limité pour redresser leur budget. C’est presque toujours à proximité des périodes électorales que les crises financières éclatent, or l’élection présidentielle américaine aura lieu à la fin de l’année prochaine.

 Selon certains observateurs, l’effondrement des bons du trésor et une chute du dollar sont deux choses différentes. Ils soulignent que le dollar est la monnaie utilisée par les banques partout dans le monde. Quand une banque emprunte sur le marché monétaire de gros pour financer ses investissements, elle emprunte des dollars. Aussi, quand les cours sont extrêmement volatiles et que les liquidités se font rares, c’est la bagarre entre les banques pour obtenir des dollars. Dans ces conditions, même si ce sont les USA qui ont déclenché la crise, le dollar remonte. C’est ce qui s’est passé au moment de la crise des prêts immobiliers en 2007, et après la faillite de Lehman Brothers en 2008.

Du fait des réflexes instinctifs des investisseurs, une crise du marché des bons du Trésor américain pourrait conduire à court terme à une appréciation du dollar. Mais en raison des problèmes graves des marchés financiers américains, les banques d’envergure internationale chercheraient d’autres moyens de financement. La phase de dollar fort ne durera pas longtemps.

 Il en résultera un véritable cauchemar pour la Fed. Avec le rendement des bons du Trésor qui attendra des sommets et l’effondrement de l’activité économique, elle diminuera ses taux d’intérêt et inondera le marché de liquidités. Mais la chute du dollar aggravera radicalement l’inflation, ce qui entraînera un resserrement de la politique monétaire. Face à cette situation, la Fed sera impuissante à résoudre les problèmes de l’Amérique.

 Bernanke rappelle souvent que le pays court de graves risques s’il ne prend pas à bras le corps les problèmes budgétaires. Non seulement le Congrès, mais tout le monde en Amérique devrait le prendre au sérieux. 

Barry Eichengreen est professeur d’économie et de sciences politiques à l’université de Californie à Berkeley. Son dernier livre s’intitule Exorbitant Privilege: The Rise and Fall of the Dollar. 

 Project Syndicate, juin 2011.

2 réponses »

  1. Le débat est colossalement important et tout aussi colossal à cerner … Pour avoir été très proche de Robert Triffin, je me suis passionné pour cette question depuis belle lurette et nous avions organisé ensemble un forum intitulé « le risque financier international et l’avenir du seigneuriage du dollar » qui s’est tenu à Mons fin 1985 . Y participaient notamment Maurice Bart (Directeur du bureau européen de la Banque Mondiale), Michel Aglietta (ce fin connaisseur du risque systémique que chacun connaît), André Louw (le père effectif du serpent monétaire européen au sein de la Commission) … La RTBF a tout filmé (c’est l’un de ses journalistes, Jacques Bourlez, qui menait brillamment les débats, quoique non économiste de formation) mais n’a rien diffusé et l’enregistrement est introuvable…
    J’y avais personnellement interrogé Robert Triffin quant aux pistes novatrices : sa réponse ne s’est pas cantonnée à la question d’un panel éventuel de devises alternatives mais était beaucoup plus vaste … Il visait une forme de « macro-résilience systémique » (je mets des guillemets parce que c’est une expression personnelle qui me paraît résumer le mieux son approche) à travers l’innovation monétaire … Il défendait à l’époque la création d’un Europa (sans doute moins « corseté » que l’euro actuel) destiné à contrebalancer le rôle du dollar … je n’ai pas le temps à présent d’aborder la technicité de ce débat aussi passionnant et subtil que délicat en raison de ses impacts globaux … Mais en juillet si vous le souhaitez, j’espère avoir plus de temps pour y revenir …

    Je voudrais surtout approfondir avec Andreas Hoffert la phrase :  » Si on écarte tout éclatement de la zone euro ou abandon de l’euro par certains pays de la périphérie de l’Europe, alors la seule solution viable à la crise actuelle passe par une défaillance et une restructuration au moins partielle et/ou une monétisation de leur dette ». Il met là le doigt sur l’essentiel en deux lignes d’une densité énorme …

    Thierry Lenfant

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