Art de la guerre monétaire et économique

Pourquoi l’Irak sombre toujours plus dans le chaos

Pourquoi l’Irak sombre toujours plus dans le chaos

L’Irak, qui connaissait une nette accalmie depuis 2008, est à nouveau embourbé dans une terrible crise. Une guerre de religion est-elle à craindre? Les racines du malheur sont plutôt à chercher dans la «libanisation» du pouvoir conçue par les Américains, et dans la politique autoritaire de Nouri al-Maliki, que dans des différences fondamentales entre chiites, sunnites et Kurdes, estime le chercheur Hussein D. Alkhazragi

L’Irak plonge aujourd’hui dans une guerre silencieuse qui a provoqué le déplacement de près de 140 000 personnes pendant le seul mois de janvier. Cela alors que le niveau de violence avait sensiblement baissé depuis 2008, date à laquelle les efforts de l’armée américaine, conjugués à ceux des milices tribales sunnites, avaient mis un terme à la guerre civile entre 2005 et 2008. La nouvelle crise trouve ses racines dans le mouvement de protestation initié en décembre 2012 dans plusieurs provinces sunnites, à l’encontre du gouvernement majoritairement chiite du premier ministre Nouri al-Maliki. A la suite de l’arrestation des gardes du corps de l’ancien ministre des Finances et vice-premier ministre Rafi al-Issawi, en décembre 2012 (lequel est accusé par Bagdad de collusion avec Al-Qaida), plusieurs provinces sunnites se sont enflammées, sur le modèle des mouvements de contestation populaire qui secouent le Moyen-Orient depuis décembre 2010.

Occupant les principales places de villes telles que Mossoul ou Ramadi, bastion du mouvement d’opposition situé dans la province d’Al-Anbar, les manifestants, forts du soutien de personnalités sunnites politiques et religieuses, n’ont cessé depuis de réclamer du gouvernement d’Al-Maliki une participation plus importante au pouvoir, la libération des prisonniers arrêtés dans le cadre de la lutte antiterroriste, et surtout la suppression de l’article 4 de la loi antiterrorisme, qui prévoit la peine de mort pour quiconque aurait participé à la préparation d’actes terroristes. Les manifestants accusent le gouvernement Al-Maliki d’instrumentaliser cette loi pour éliminer tant des figures de l’opposition que des citoyens ordinaires, comme en témoigne l’incident relatif à l’arrestation des gardes du corps d’Al-Issawi, ou encore la condamnation à mort par contumace de l’ancien vice-président irakien, Tarek al-Hachémi, en septembre 2012.

Le 30 décembre 2012, malgré de multiples efforts de conciliation, l’armée irakienne démantèle le principal camp des manifestants dans la ville de Ramadi. En réaction, 44 députés d’opposition de la coalition Al-Iraqiyya, qui se veut laïque mais qui est essentiellement composée de sunnites, ont présenté leur démission du parlement. Dans le même temps, des combattants de l’Etat islamique en Irak et au Levant, qui se réclament d’Al-Qaida, auxquels se sont jointes des tribus antigouvernementales, ont pris le contrôle total de la ville de Falloujah, tandis que des pans entiers de la ville de Ramadi sont également tombés aux mains des insurgés. Depuis lors, malgré plusieurs assauts meurtriers appuyés par les forces aériennes, l’armée irakienne tente sans succès, et en dépit du soutien moral et logistique des Etats-Unis, de reprendre le contrôle de la province stratégique d’Al-Anbar qui jouxte la Jordanie et la Syrie. En parallèle, les attentats continuent d’ensanglanter l’Irak et surtout sa capitale, Bagdad. Près de 1000 personnes y ont trouvé la mort en janvier, principalement dans des attaques à la voiture piégée. Même la Zone verte, camp fortifié au cœur de Bagdad et siège du gouvernement irakien, n’est plus à l’abri des tirs de roquettes et de mortiers.

Tandis que le Moyen-Orient semble être inexorablement aspiré dans la guerre civile, l’Irak s’enfonce donc jour après jour dans la spirale de la violence. Cependant, la composante religieuse ne fournit pas forcément la meilleure clé de lecture pour comprendre les soubresauts d’un pays ravagé par une guerre quasi ininterrompue depuis l’invasion de l’Iran par Saddam Hussein, en 1980.

L’Irak post-baasiste connaît aujourd’hui une instabilité chronique, qui s’explique principalement par une répartition du pouvoir inégale entre les trois principales communautés du pays, les chiites, les sunnites et les Kurdes, plutôt que par une guerre messianique entre deux sectes de l’islam, ou interethnique entre Arabes et Kurdes. Le futur du pays, tel qu’imaginé par les responsables politiques américains sous l’ère du président George W. Bush, reposait sur une «libanisation» de l’Etat, une division communautaire du pouvoir correspondant au pourcentage numérique des principales communautés du pays. Le pouvoir politique s’est donc logiquement communautarisé et divisé, tandis que les décisions devaient être prises par consensus et non par la volonté d’une majorité. D’une part, ce consensus n’a jamais vu le jour, d’autre part, la politique autoritaire du gouvernement d’Al-Maliki a radicalisé les positions tant des Kurdes, un temps arbitres des divisions entre sunnites et chiites, que de la minorité sunnite, qui avait été au pouvoir depuis la création de toutes pièces de l’Etat irakien, en 1921. Ces derniers ont d’abord boycotté les premières élections de l’ère post-Saddam, organisées en 2005 sous la houlette des forces américaines, avant de revenir dans le jeu politique en 2010, sous l’étiquette de la coalition de tendance séculière Al-Iraqiyya. Cependant, le retrait des troupes américaines, fin 2011, a ravivé les tensions entre les deux principales communautés religieuses du pays, pour les raisons précitées, qui ont finalement abouti à une guerre ouverte où les éléments affiliés à Al-Qaida profitent du chaos et multiplient les attentats à l’encontre d’une population meurtrie. Ils sont, par ailleurs, renforcés par la porosité de la frontière avec la Syrie, où les rebelles contrôlent la frontière avec l’Irak.

A la veille des élections irakiennes de 2014, la récente visite à Washington d’Oussama al-Nujaifi, président sunnite du parlement irakien, témoigne de la vive préoccupation de cette communauté, qui craint d’être de plus en plus marginalisée par Bagdad. Tandis que les Kurdes, en conflit avec le gouvernement central à propos de la répartition des revenus pétrolifères, ainsi qu’au sujet des zones disputées, délaissent progressivement les enjeux nationaux au profit de leur province, les sunnites s’inquiètent de la guerre en cours dans la province d’Al-Anbar, qui risque d’y rendre impossible la tenue des élections. L’amalgame fait par le gouvernement d’Al-Maliki entre les terroristes et les demandes d’une plus juste répartition du pouvoir de la part des sunnites compliquent d’autant plus une éventuelle résolution d’un contentieux qui menace l’Irak, à terme, d’un retour à des heures encore plus sombres que celles connues lors de l’occupation américaine. Cette crise semble imposer une lecture communautariste, au détriment d’une lecture politique qui est plus à même de fournir les clés de compréhension de ce conflit ainsi que les possibilités d’une solution. Cependant, les dernières élections provinciales ont montré que les différentes communautés pouvaient s’allier sur des objectifs politiques communs plutôt que sur des lignes religieuses ou ethniques. Il semble que cela soit la meilleure solution pour que ce pays émerge enfin d’un cauchemar qui n’a que trop duré.

Par Hussein D. Alkhazragi/ Université de Genève/ Le Temps / 28 Fév 2014

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/f7d9e7ba-9fed-11e3-aeb3-dab5266b88a2/Pourquoi_lIrak_sombre_toujours_plus_dans_le_chaos

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