Volte-face américaine sur les «Frankenvirus»
Coup de sifflet annonçant la fin de la récréation ou simple effet d’annonce? La Maison-Blanche a pris tous les observateurs de court en annonçant, le 17 octobre, que le gouvernement américain ne financerait plus de nouvelles recherches sur les virus dangereux artificiellement «dopés» en laboratoire, et ce jusqu’à la conclusion d’un débat public programmé pour les mois à venir.
Ces expériences sont connues sous l’acronyme de GOF (gain of function, ou «acquisition de fonction»). Elles consistent à modifier le génome de certains virus pour leur faire acquérir des «fonctions» nouvelles, mais délétères – par exemple les rendre transmissibles, virulents, résistants à certains médicaments ou capables d’échapper au système immunitaire humain. Autrement dit fabriquer ce que d’aucuns ont appelé des «Frankenvirus».
Les travaux de GOF, qui remontent à 2011, font l’objet de vifs débats. Deux virologues éminents, Ron Fouchier, de l’Université Erasmus de Rotterdam, et Yoshihiro Kawaoka, de l’Université du Wisconsin (Etats-Unis), avaient réussi à rendre contagieux entre mammifères un virus grippal très meurtrier pour l’homme, le H5N1, qui jusque-là ne se transmettait que par les oiseaux. Depuis lors, en dépit des oppositions, une demi-douzaine de nouvelles expériences de GOF ont été publiées dans les revues scientifiques mondiales, impliquant d’autres virus tout aussi meurtriers.
Les détracteurs de ces travaux évoquent le risque, en cas d’accident ou d’acte malveillant conduisant à une évasion virale, d’une pandémie comparable à la grippe dite espagnole qui avait fait de 50 à 100 millions de morts en 1918 et 1919.
«Un virus de ce type est potentiellement une véritable bombe biologique», note Simon Wain-Hobson, directeur du laboratoire de rétrovirologie moléculaire de l’Institut Pasteur et opposant de la première heure au GOF, qui estime que l’intérêt de ces recherches pour la santé publique est négligeable.
A l’inverse, pour les défenseurs de l’acquisition de fonction, il est essentiel d’étudier comment des virus dangereux mutent et deviennent pandémiques. «Nous ne comprenons presque rien de ce qui rend un virus contagieux par voie aérienne chez l’homme, plaide Ron Fouchier, alors que c’est la base du processus pandémique. Or, la seule façon de comprendre cela, c’est de prendre un virus qui n’est pas transmissible et de le rendre transmissible. Dans des conditions de sécurité irréprochables, bien sûr.» Le débat fait donc rage entre les deux camps, organisés autour de sites internet – tenants de la retenue sur The Cambridge Working Group et partisans de GOF sur Scientists for Science.
Les travaux de GOF, menés par quelques dizaines de chercheurs dans le monde, sont presque exclusivement financés par les autorités américaines au sein des National Institutes of Health (NIH). C’est le cas pour les seules de ces expériences qui se déroulent sur le Vieux Continent, celles de Ron Fouchier (lequel a aussi reçu des fonds européens). C’est dire combien la position des autorités américaines est décisive pour l’avenir de ces recherches. Des autorités qui ont, depuis le début de ce débat en 2012, résisté à toutes les pressions pour tenter de limiter ces expériences. Elles ont certes publié des directives et exhortations à la prudence et resserré plusieurs fois les exigences administratives associées à ces travaux, mais tout en continuant à les financer et à les défendre. La traditionnelle confiance américaine dans la puissance de la technologie n’est évidemment pas étrangère à ce soutien.
Mais il faut aussi garder à l’esprit que, depuis les attaques à l’anthrax qui avaient suivi le 11 septembre 2001, «tous les gouvernements américains sont habités par une véritable psychose du risque bioterroriste», comme l’explique Richard Ebright, de l’Université Rutgers. Il estime que «quelque 3 milliards de dollars annuels sont distribués depuis plus de dix ans pour la recherche contre le bioterrorisme, ce qui a financé une prolifération de travaux dangereux, notamment le GOF – et, du coup, paradoxalement affaibli notre biosécurité».
Deux événements récents ont contribué à la brusque volte-face de la Maison-Blanche. Primo, une succession de bévues en matière de biosécurité survenues cet été dans les deux institutions les plus éminentes de l’establishment américain des sciences de la vie, les NIH et le Center for Disease Control. En l’espace de quelques semaines ont eu lieu une manipulation d’anthrax dans des conditions non sécurisées qui a mis en danger 75 personnes, une contamination par un virus mortel d’un flacon de virus grippal bénin expédié d’un laboratoire à un autre et la découverte au fond de congélateurs de flacons de variole, dont la possession est interdite depuis trente ans par un traité international.
Secundo, les deux récentes contaminations de personnel infirmier par Ebola aux Etats-Unis ont provoqué une psychose dont la mesure n’a pas toujours été prise en France. «Elles ont sans doute conduit les autorités américaines à prendre conscience qu’il n’est pas si facile de contrôler un virus contagieux», estime Simon Wain-Hobson. Les «Frankenvirus» seraient ainsi une victime collatérale d’Ebola…
Mais la messe n’est pas dite. «Ce n’est qu’une demi-victoire, juge Simon Wain-Hobson, car, dans son communiqué, la Maison-Blanche annonce l’arrêt du financement d’études nouvelles mais se contente d’inviter, sur une base volontaire, les chercheurs déjà financés à suspendre leurs travaux.» Ron Fouchier, qui qualifie cette décision de «guidée par la peur et la fiction, et non par les faits», indique qu’il va consulter les NIH avant de décider s’il poursuivra ou non ces expériences.
Par ailleurs, l’annonce ne concerne que la grippe, le SRAS et un troisième virus respiratoire, le MERS-CoV, coronavirus d’émergence récente. Il n’est pas fait mention d’éventuels autres agents pathogènes, ou de ceux qui pourraient apparaître. Enfin, cet arrêt est provisoire. Les autorités américaines précisent que, à l’issue d’un «processus délibératif» ouvert, organisé dans les prochains mois selon des modalités encore à définir, elles adopteront une «politique fédérale en matière de recherche par acquisition de fonction».
PAR YVES SCIAMA/ Le Temps 28/10/2014
http://www.letemps.ch/Page/Uuid/f74ec050-5dd8-11e4-802c-cf45623830fa%7C1