Art de la guerre monétaire et économique

Discussions sur la crise de l’euro avec Guy Wagner « Mieux vaut une fin qui fait peur qu’une peur sans fin ».

Discussions sur la crise de l’euro avec Guy Wagner « Mieux vaut une fin qui fait peur qu’une peur sans fin ».

 Les discussions sur la crise de l’euro résument les entretiens menées  par Guy Wagner de temps en temps avec Dieter Hein, directeur chez BLI – Banque de Luxembourg Investments et responsable de la gestion obligataire.

 

Dieter :  Bonjour Guy, As-tu lu l’article sur le sommet européen ? Depuis des années, les journaux nous parlent de la crise de l’euro quasiment tous les jours, il y a sans cesse des rencontres au sommet sur la crise financière, sur la Grèce, le Portugal, l’Espagne ou l’Italie, des gouvernements discrédités par les électeurs ou contraints de démissionner, des plans de rigueur par-ci, des hausses d’intérêt par-là… Viennent s’ajouter les fonds de sauvetage, les mesures extraordinaires de la BCE et les sauvetages de banques portant sur des sommes astronomiques. A force d’être submergé d’informations au quotidien, je n’ai plus de vision d’ensemble. Quels sont en réalité les vrais problèmes de la zone euro ? Quelles sont les solutions envisageables ? Qui doit en supporter le coût, et quel coût ? Est-ce que l’euro a encore un sens et, si non, comment faire machine arrière au niveau de l’union monétaire ?

Guy :  Laissons nos journaux de côté et discutons-en. Qu’est-ce que la zone euro, en réalité ? Une union qui regroupe autour d’une monnaie commune une diversité de pays, d’économies, de mentalités, de cultures et de langues.

PLUS DE GUY WAGNER EN SUIVANT :

Dieter : Dans le passé, cette diversité a souvent été la cause de guerres et l’union des pays européens au sein de l’UE nous permet aujourd’hui de vivre dans une Europe tellement interdépendante qu’un conflit armé n’est, heureusement, en principe plus concevable. La monnaie unique est censée renforcer encore plus cette interdépendance. Ce fut déjà le cas avec le Traité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier et le Traité de Rome, les politiques donnaient l’impulsion et attendaient que leur vision se traduise dans les faits. Aujourd’hui, on constate malheureusement quelques défauts de conception en ce qui concerne l’euro.

Guy : De nombreux économistes ont d’emblée attiré l’attention sur ces défauts. Leur principal argument était que l’union monétaire entre l’Europe du Nord et celle du Sud, c’est-à-dire entre des pays dont les conditions économiques étaient / sont très différentes, ne pouvait en principe pas fonctionner. Dans les traités de l’Union européenne, l’euro a été clairement conçu comme une monnaie « forte », associée à un taux d’inflation faible. Mais l’Europe du Sud était habituée à avoir une monnaie faible qui, à travers une inflation plus élevée et des dévaluations périodiques, lui permettait d’atténuer les effets des hausses de salaires trop fortes par rapport à la productivité et ainsi de rétablir sa compétitivité.

Dieter :  Mais cela aurait pu fonctionner. En tout cas, le recul des taux d’intérêt après l’introduction de l’euro a permis aux pays du Sud d’atteindre quasiment le niveau des taux allemands. Grâce à l’Union monétaire, ces pays ont bénéficié d’un coût de financement très bas qu’ils n’avaient pas mérité en réalité compte tenu de leur situation économique. Ils ont donc dû payer moins d’intérêts sur la dette publique. Si l’Europe du Sud avait su profiter de cette situation pour consolider ses finances publiques et, en même temps, mettre en œuvre des réformes structurelles pour accroître sa productivité elle aurait pu finir par mériter ce cadeau initialement indu.

Guy :  Mais la réalité est que les écarts entre les économies du Nord et du Sud de l’Europe se sont creusés ces dix dernières années au lieu de se résorber. Les faibles taux d’intérêt ont incité le secteur privé et le secteur public des pays du Sud à gonfler leur endettement, de manière excessive, générant ainsi un boom économique artificiel financé par des crédits. A la suite de quoi, ces pays ont enregistré une augmentation des prix et des salaires nettement plus rapide et plus forte qu’en Europe du Nord, ce qui a favorisé les importations et freiné les exportations. Ainsi, depuis la création de l’union monétaire, l’Europe du Sud a vu s’accroître les déficits de son commerce extérieur et l’Allemagne, dont la compétitivité n’était plus réduite par les réévaluations du deutschemark, a engrangé des excédents de plus en plus importants. L’euro a masqué ces déséquilibres car personne ne se souciait plus de la balance extérieure d’un État membre sous prétexte qu’« aux États-Unis, on ne s’intéresse pas non plus à la balance extérieure de l’Utah ou de la Floride ». Sans l’euro, on n’en serait pas arrivé là parce que la sonnette d’alarme aurait été tirée bien plus tôt. Négliger la balance courante d’un État membre au niveau des critères de Maastricht, c’est un des nombreux défauts de conception de l’euro. Dix années de dérive économique et de divergence entre les pays européens ont succédé à 30 années de convergence économique.

Dieter :  Et les critères établis par le Traité de Maastricht ont été régulièrement bafoués. En effet, les États membres ont pu sans problème dépasser les 3 % de déficit budgétaire et les 60 % de dette publique sans en craindre les conséquences. Le résultat est que quasiment plus aucun Etat de la zone euro ne remplit encore aujourd’hui les critères fixés en matière de déficit budgétaire et de dette.

Guy : Exactement ! Mais on dirait qu’on n’a toujours pas compris que le manque de compétitivité des pays du Sud, et les énormes déficits extérieurs qui en découlent, posent problème. Ces déficits engendrent un endettement par rapport à l’étranger et une dépendance vis-à-vis des capitaux extérieurs et des marchés financiers. À un moment où s’accentue l’aversion au risque, due en partie à la crise de l’immobilier et du système bancaire il y a quatre ans, cette situation est très périlleuse.

Guy : Il existe finalement 3 problèmes dans la zone euro :

un problème de liquidité,

un problème de solvabilité,

un problème de compétitivité.

À cela s’ajoute le problème de la sous-capitalisation du système bancaire et de la dangereuse interdépendance des banques et des États. Le sauvetage des banques il y a trois ans a contribué à la crise des dettes souveraines qui, à son tour, explique la situation tendue dans laquelle se trouve le système bancaire européen.

Dieter : Cette situation tendue est due au fait que les banques européennes ont massivement investi en emprunts d’Etat de la zone euro. Dans la mesure où ces emprunts ont été considérés comme étant sans risque, les banques n’ont pas été obligées de constituer des réserves par rapport à ces investissements. Pour utiliser le jargon financier, les emprunts d’Etat ne nécessitaient pas une consommation de fonds propres. A partir du moment où la crise de la dette souveraine a commencé, ces réserves ont manqué et de nombreuses banques se sont retrouvées sous-capitalisées.

Guy :  On confond souvent problème de liquidité et problème de solvabilité. Par exemple, si la prochaine mensualité de mon crédit tombe cette semaine et que mon salaire arrive seulement la semaine prochaine j’ai un problème de liquidité. Si quelqu’un me prête de l’argent pour une semaine mon problème est résolu. Mais si mon endettement est tel que la mensualité de mon crédit dépasse mon revenu disponible j’ai un problème de solvabilité. Si quelqu’un me prête de l’argent je peux ajourner le problème et jongler entre mes créanciers mais tout cela ne changera rien à la réalité qui est que je suis incapable de rembourser mes dettes.

Dieter :  En plus de ces trois problèmes monétaires et économiques j’en relève un autre qui est celui des différences culturelles. Il ne s’agit pas seulement de la barrière linguistique, qui limite la mobilité, mais de la question des mentalités comme le montrent ces exemples :

A la fin des années 90, jusqu’à 2005 environ, on attribuait à l’Allemagne un côté rétrograde (comparé à l’Espagne ou aux pays anglo-saxons). On invoquait notamment des coûts salariaux unitaires élevés, une flexibilité insuffisante du marché du travail, ses «vieilles industries », etc. et cela revenait sans cesse dans les discussions. Durant la dernière quinzaine d’années, les politiques, les entreprises et les syndicats ont jeté les bases du succès que nous connaissons actuellement. Il me semble difficile d’imaginer le même consensus en France ou en Italie ;

il est étonnant de voir que, dans la mentalité de nombreux pays, l’idée prédomine selon laquelle le statut de fonctionnaire serait le meilleur objectif professionnel possible. Parallèlement, on attribue à l’État une espèce d’omnipotence, ce qui n’existe pas en Allemagne. Par exemple, si Peugeot ne parvient pas à produire les voitures souhaitées par les clients, ce qui devrait logiquement se traduire par une réduction des capacités, tout le monde en appelle au Président. Chez Volkswagen, une réaction de ce type est inconcevable.

Dans le sillage de la crise de la dette, des dissonances émergent actuellement. Des pays comme l’Italie et la Grèce auraient l’impression d’être sous la férule, sous la tutelle de l’Allemagne. Des deux côtés déferle une vague populiste qui semble vouloir opposer « les riches contre les pauvres ». La Communauté (monétaire ?) a du plomb dans l’aile. La population des pays périphériques rend l’Europe et plus spécialement l’Allemagne responsable de ses malheurs et les Allemands se considèrent comme les grands trésoriers de l’Union.

Guy : Qu’est-ce que les autorités ont en résumé fait pour remédier à la crise ? Je mettrais en lumière surtout les mesures suivantes :

La mise en place d’un ensemble de mesures visant à sauver l’euro (le fonds européen de stabilité financière, le mécanisme de stabilité européen, …). Les États membres de la zone euro en situation de cessation de paiement ou dans l’impossibilité de se refinancer sur les marchés financiers peuvent ainsi obtenir un soutien financier de la Communauté des États de la zone euro sous la forme de crédits. En contrepartie, chaque État bénéficiant d’une aide est tenu de mettre en œuvre un programme d’ajustement macroéconomique ;

Un nouveau pacte fiscal par lequel les États s’engagent à réaliser des économies et à freiner la dette ;

Les achats d’obligations publiques des pays en crise par la Banque centrale européenne pour aider ces pays à (re)financer leurs déficits ;

La mise en place par la Banque centrale européenne d’opérations de refinancement à long terme afin d’apporter une solution provisoire au problème du refinancement des banques européennes. Cette mesure vise aussi à inciter les banques à investir dans des emprunts d’État de la zone euro et à contourner ainsi le problème de l’interdiction du financement direct des États membres par la BCE conformément à l’article 123 du Traité de Maastricht ; un tel financement direct reviendrait à faire fonctionner la planche à billets pour acheter les nouveaux titres d’Etat émis.

Ces mesures permettent éventuellement de résoudre le problème de liquidité mais reportent au mieux le problème de solvabilité et continuent plutôt d’aggraver le problème de compétitivité.

Dieter :  Contrairement à toi, je ne considère pas que le problème de solvabilité soit si grave. La zone euro est dans son ensemble tout à fait solvable. L’OCDE indique dans les Perspectives économiques de novembre 2011 que le déficit public agrégé de la zone euro sera en 2012 de 2,9 % du PNB (9,3 % pour les États-Unis, 8,9 % pour le Japon) et qu’on s’attend à un excédent de la balance des paiements courants de 0,6 % (déficit de 2,9 % aux États-Unis). Tu as toi-même écrit que l’union monétaire implique nécessairement une union fiscale. Le nouveau pacte fiscal va justement dans ce sens. Mais il finira inévitablement par conduire à une sorte «d’États-Unis de l’euro».

Guy :  C’est exact. Reprenons l’exemple utilisé plus haut, si je suis trop endetté et que mon frère ou mon cousin reprend une partie de mes dettes mon problème de solvabilité est en principe résolu. Le problème de solvabilité de la Grèce, du Portugal ou de l’Irlande pourra éventuellement être résolu par l’union fiscale, par des euro-obligations communes, c’est-à-dire par la reprise d’une partie de la dette de l’Europe du Sud par l’Europe du Nord, sous quelque forme que ce soit. Mais je ne suis pas certain que l’esprit de famille soit aussi fort au sein de la zone euro et que le contribuable d’Europe du Nord soit prêt à supporter davantage encore l’endettement de l’Europe du Sud (mais comme le déni de démocratie au niveau européen s’accentue de plus en plus, ce dernier point n’est peut-être finalement pas si important).

Et en ce qui concerne le nouveau paquet fiscal, l’Europe a deux défis : trouver une issue à la situation déplorable que nous connaissons actuellement et éviter de retomber à l’avenir dans une aussi piètre situation. Le paquet fiscal peut l’aider pour le deuxième défi mais pas pour le premier.

Dieter : Quand même, si on part du principe que le problème de liquidité peut être résolu grâce aux mesures que tu as indiquées et que la zone euro dans son ensemble est solvable, il ne reste que le problème de compétitivité. Les différences culturelles et les barrières linguistiques sont trop importantes pour escompter que la mobilité puisse être la solution. Il ne reste alors effectivement que l’ajustement par le niveau des salaires et/ou un taux de chômage élevé.

Les réductions de salaires parallèlement à la consolidation des déficits publics par des hausses d’impôts (et ainsi des salaires nets encore plus bas et des dépenses plus élevées) génèrent des tensions sociales dans les pays concernés. Tant que les mesures adoptées ne porteront pas leurs fruits, et cela prendra des années, ces tensions ne cesseront de s’accentuer. En même temps, la population des pays périphériques sera de plus en plus consciente qu’elle a de moins en moins de poids dans une union monétaire qui a l’Allemagne comme chef de file. Cela ne va pas renforcer la solidarité. Mais pour créer les « États-Unis de la zone euro » il faut être unis non seulement au niveau des dirigeants politiques mais aussi au niveau des populations.

Guy :  Je suis tout à fait d’accord avec toi sur ce point. L’Europe du Sud n’est guère en mesure de redresser sa compétitivité au sein de l’euro. L’histoire montre que cela nécessite toujours, de manière générale, une dépréciation de la monnaie. Mais au sein de la zone euro c’est impossible. Dans ce cas, il faudrait agir sur les salaires. Il faudrait des réductions de salaires massives qui ont de fortes chances de générer des troubles sociaux importants. D’ailleurs, le risque de tourner en rond n’est pas négligeable. Il faut considérer l’endettement d’un pays par rapport à la force de son économie. Cela signifie concrètement qu’il ne faut pas l’évaluer en termes absolus mais par rapport au Produit Intérieur Brut. Un plan de rigueur peut peut-être réduire la dette publique mais il risque d’entraîner une baisse du PIB encore plus forte. Par conséquent, le ratio dette/PIB se détériore, diminuant la capacité du pays à assurer le service de sa dette.

Guy : Il est clair que l’euro sous sa forme actuelle peut survivre même en l’absence d’un redressement de la compétitivité de l’Europe du Sud. Mais dans ce cas, on condamne les citoyens de l’Europe du Sud (et surtout les jeunes générations) à un avenir plutôt sombre. Et les barrières linguistiques, entre autres, ont pour effet de limiter la mobilité des travailleurs à l’intérieur de l’espace européen. En plus, ces pays continueraient à enregistrer des déficits commerciaux importants, avec l’endettement et la dépendance par rapport aux capitaux extérieurs qui en découlent. L’Europe du Nord serait donc obligée de leur apporter durablement un soutien financier.

Dieter :  La situation globale décrite précédemment explique, à mon avis, pourquoi les mesures prises actuellement pour remédier aux défauts de conception de l’euro arrivent trop tard. A un moment donné, un pays, peu importe lequel, en aura assez et un dirigeant populiste annoncera le retrait de son pays de l’euro sous les acclamations d’une population en liesse. En Grèce, les partis de gauche ont déjà inscrit le retrait de l’euro dans leurs objectifs. Toutes les mesures qui en découlent (nationalisation du secteur financier, contrôle de la circulation des capitaux, des personnes, des services et des marchandises, blocage des comptes à l’étranger, gel de la balance extérieure, etc.) ne visent en apparence que «les riches » et « les étrangers » et sont certainement, d’un point de vue populiste, aussi simples à mettre en œuvre que le retrait de l’euro.

Pour les autres pays, ce serait une catastrophe économique, politique et juridique. Toutes les dettes et créances qui, comme tu le dis justement, se reflètent dans la balance extérieure seraient alors irrécouvrables. Différentes banques seraient insolvables, des entreprises deviendraient déficitaires, des emplois seraient détruits, on verrait naître des ressentiments à l’égard des étrangers, etc.

Espérons que je me trompe et que les tensions n’atteindront pas le niveau critique avant que les mesures prises portent leurs fruits. On pourra toujours dire ensuite que les gouvernements aux commandes aujourd’hui ont fait tout ce qu’il fallait. Pour plus de sécurité, à leur place, j’avancerais dans deux directions parallèlement, en plus de la voie poursuivie actuellement je prévoirais une sortie ordonnée de l’euro pour un pays ou un groupe de pays.

Guy :  Qu’est-ce qui se passerait d’après toi concrètement en cas d’éclatement de l’euro ?

Dieter :  Tout Français, Italien, Espagnol, Grec, etc. irait auparavant retirer des euros au guichet de sa banque. Il se mettrait au volant de sa voiture et prendrait la direction de l’Allemagne (ou du Luxembourg) pour déposer ces euros dans une banque allemande. Un cas classique de ruée sur les banques. Pour éviter cela, il faudrait restreindre la libre circulation des capitaux et introduire des contrôles assez stricts aux frontières. Et ce, avant même que ne s’ébruite la rumeur d’une dissolution de l’euro.

En fait, je pense qu’après la dissolution de l’union monétaire, la ruée sur les banques resterait limitée. Ce qui pose problème c’est le moment même de la rupture et la période qui la précède. En outre, un éclatement de l’euro signifierait aussi la fin de la BCE et de sa fonction de consolidation, les déficits extérieurs intracommunautaires ne seraient plus compensés entre eux mais figureraient à l’actif et au passif du bilan des banques centrales nationales. Est-ce que quelqu’un est en mesure de calculer le coût que cela représente pour tel ou tel pays ?

Et puis il y a encore des problèmes juridiques, politiques, économiques et pratiques (à commencer tout simplement par l’émission de nouveaux billets et de nouvelles pièces) qui ne peuvent pas être résolus du jour au lendemain.

Guy :  Il me semble quand même que le climat de panique entretenu par les politiques, qui prétendent que l’éclatement de l’euro ferait éclater l’Europe, est exagéré et contreproductif. Ce qui met l’Europe en péril en réalité c’est bien plus un taux de chômage des jeunes de 50 %, des tensions sociales et des dissonances entre pays liées à la crise de la dette qu’une éventuelle dissolution de l’union monétaire. Il est évident que cette dissolution devrait être préparée en détail à l’avance et appliquée quasiment du jour au lendemain. D’ailleurs, le terme « dissolution » ne me semble pas approprié. Il ne s’agirait pas nécessairement de dissoudre complètement l’union monétaire et de voir chaque pays réintroduire sa propre monnaie. Le président du Conseil d’Administration de Linde a par exemple déjà préconisé à plusieurs reprises une solution Nord/Sud.

Dieter :  D’ailleurs, la ruée sur les banques a déjà commencé. En effet, les banques grecques et irlandaises ont vu les dépôts de particuliers fondre de plus de 12 % au cours des derniers mois.

Guy : Il est évident aussi que l’Europe du Nord, et surtout l’Allemagne, profite actuellement en partie de la crise. Son statut de valeur refuge lui permet de bénéficier de taux d’intérêt très bas et donc d’un coût de financement très faible.

Dieter :  L’avantage de taux d’intérêt bas existe en effet aujourd’hui en Europe du Nord et surtout en Allemagne, il n’y a plus beaucoup de marge à la baisse. Si tel était l’unique objectif, le Nord n’aurait aucune raison de chercher une solution rapide à la situation actuelle : la faiblesse de l’euro liée à la crise a entraîné un boom extraordinaire des exportations allemandes. Pour l’Allemagne, un taux de chômage de 7 % comme au Luxembourg appartient au passé, le taux d’intérêt est inférieur à l’inflation et les recettes fiscales augmentent sous l’effet de la croissance économique, de la bonne tenue du marché de l’emploi, etc. Il est clairement dans l’intérêt de l’Allemagne (si on fait abstraction de quelques problèmes au niveau des banques) de maintenir aussi longtemps que possible la situation actuelle!

Guy : Il est cependant impossible, à mon avis, de maintenir le statu quo encore longtemps. Et dans le cas d’une union fiscale, d’euro-obligations garanties, etc., les taux d’intérêt allemands augmenteraient. Une union fiscale supposerait par ailleurs de mettre en place une administration fiscale européenne qui aurait le pouvoir de lever des impôts et en contrepartie d’émettre des euro-obligations.

Dieter :  Le Royaume-Uni et les États-Unis sont au demeurant des exemples de ce que beaucoup d’observateurs préconisent pour  la zone euro : la banque centrale répond aux demandes de financement des États à des conditions extrêmement favorables en faisant en quelque sorte marcher la planche à billets. Quand tout est rentré dans l’ordre (croissance, déficit budgétaire maîtrisé, etc.), la banque centrale procède tout simplement à une destruction de la monnaie qu’elle a injectée sur les marchés. Voilà pour la théorie. Si cela ne marche pas : bienvenue au royaume de l’(hyper)inflation. Je doute que cela fonctionne et suis donc partisan de la méthode qui consiste à « résoudre d’abord les problèmes fondamentaux, la politique monétaire accompagnant une action qui doit s’inscrire dans la durée ». Je peux me tromper.

Guy : Je ne crois pas que tu te trompes. Je trouve extrêmement inquiétant que non seulement les autorités s’accrochent à des politiques erronées qui ont conduit à tous ces problèmes mais qu’elles l’appliquent même avec encore plus de frénésie. Elles essaient de remédier au problème du surendettement à travers encore plus de dette et les banques centrales s’engagent dans des expérimentations monétaires de plus en plus hasardeuses, dont elles ignorent quelles seront les conséquences à moyen et long terme. En Europe, cela conduit à une espèce de chaîne de Ponzi d’une ampleur inconnue jusqu’ici.

Dieter : C’est justement parce que le lobby de ceux qui subiraient les effets négatifs d’une restructuration de la dette est si puissant. D’où cette entente entre ceux qui préconisent que la BCE fasse marcher la planche à billets, alors que le total de son bilan a déjà augmenté de 50 % au cours des six derniers mois. Les règles fondamentales de l’économie libre de marché ne sont donc plus appliquées.

Guy : En plus, les responsables politiques de la zone euro ne veulent pas admettre que l’union monétaire dans sa forme actuelle ne peut pas fonctionner. Ou plutôt qu’elle ne conduira certainement pas à l’optimisation du bien-être du plus grand nombre de citoyens, ce qui devrait être finalement l’objectif de la politique. Elle condamnera surtout l’Europe du Sud à une faible croissance et un chômage élevé pendant des années sans que ces pays puissent seulement voir la lumière au bout du tunnel. Cette situation développera dans ces pays un sentiment de rejet de l’Europe. Elle fera aussi peser une montagne de dettes sur les générations futures.

Dieter :  Et cela arrive à un moment où le financement du système social européen s’avère de plus en plus difficile ce qui peut entraîner un conflit intergénérationnel, puisqu’il manque là aussi une volonté politique pour réformer le système en profondeur.

Guy :  Tu as dit précédemment qu’une dissolution « brutale » de l’union monétaire serait une catastrophe pour l’économie. Je pense que c’est exagéré. D’ailleurs, je n’ai pas prétendu non plus qu’il n’y aurait pas de perdants dans la solution que je propose. Il est trop tard pour trouver une solution indolore. La question est de savoir comment créer les conditions qui permettront à l’Europe de repartir sur des bases saines avec un minimum d’inconvénients. Dans le passé, l’Europe a montré qu’elle était capable de relever bien des défis lorsqu’elle met en commun les atouts qu’elle possède indéniablement. Comme le dit un proverbe allemand : « Mieux vaut une fin qui fait peur qu’une peur sans fin ».

Guy :  Que penses-tu du dernier épisode du feuilleton grec ? On apprend en sciences économiques que pour atteindre certains objectifs économiques il est important de créer un cadre incitatif adéquat. Qu’est-ce qui peut donc encore réellement inciter la Grèce aujourd’hui à participer à cette mise en scène ? On exige de sa part des mesures d’austérité qui ne vont qu’aggraver le cercle vicieux économique dans lequel elle se trouve, alors qu’un défaut de la Grèce serait au bout du compte moins grave pour le pays que pour ses créanciers.

Dieter :  Effectivement, on ne fournit à la Grèce aucune forme d’incitation. C’est la menace d’un effondrement en cas de défaut et de sortie de l’euro qui la pousse à consentir à ces mesures. Comme personne ne sait au juste ce qui se passerait en réalité en cas de défaut du pays, personne ne veut prendre le risque d’en arriver là. De ce point de vue, le prix à payer par le peuple grec pourrait effectivement être moins élevé en acceptant les mesures d’austérité qu’en sortant de l’euro. Les mesures d’austérité prévoient une réduction de 15 % des salaires et, un scénario de sortie de l’euro pourrait se traduire par une baisse sensiblement plus élevée de la nouvelle monnaie. Sur un plan strictement comptable, il vaut mieux une récession de 7 % en euros qu’une croissance de 10 % assortie d’une dévaluation de 25 %.

Mais, au fond, je suis convaincu que la Grèce est tellement surendettée qu’une restructuration de sa dette est imminente et qu’il faudra procéder à une décote importante de la dette et à son rééchelonnement. Si on nationalise en même temps les banques grecques (et certainement quelques établissements financiers du « Nord ») ce scénario me paraît tout à fait jouable. Après, Bruxelles n’aurait plus qu’à financer le déficit budgétaire et non plus le service de la dette. Le prix à payer serait probablement moins élevé.

Guy : Tu sembles dire qu’un défaut de la Grèce impliquerait automatiquement une sortie de l’euro. C’est ce que le ministre allemand des Finances a également laissé entendre récemment. Pour quelle raison d’ailleurs ? Une réduction de la dette faciliterait en fin de compte le maintien du pays dans l’euro.

Dieter :  En effet, cela ne va pas obligatoirement de pair. On peut supposer que M. Schäuble utilise ce constat en partie pour donner une image de la situation politique encore plus noire qu’elle ne l’est sans doute en réalité. Un sauvetage de l’euro est politiquement plus facile à faire passer qu’un « sauvetage de la Grèce ». L’euro concerne tout le monde dans la zone euro, ce qui se passe en Grèce intéresse sûrement moins l’électeur allemand.

Réfléchissons à ce qui se passerait dans ce cas, en faisant abstraction des problèmes politiques et juridiques qu’impliquerait un défaut avec un maintien dans l’euro. Normalement, l’État concerné ne pourrait plus dépenser ensuite que ce qu’il encaisse comme recettes fiscales. Il serait donc contraint de réduire ses dépenses du jour au lendemain, qu’il s’agisse d’aides sociales, de retraites, d’assurance maladie, de rémunérations des fonctionnaires, de dépenses militaires, etc. Mais puisque, dans le cas de la Grèce, le déficit budgétaire est d’ores et déjà payé « par Bruxelles », un défaut (convenu avec Bruxelles) n’aurait sans doute que peu d’effets.

La question qui se pose est dès lors de savoir pourquoi on ne le fait pas. À mon avis, la raison est qu’on redoute l’effet domino d’un défaut classique. Quelles institutions seraient concernées ? Ce ne sont pas uniquement les créanciers directs qui sont connus mais il y a aussi le marché des CDS (1), qui, n’étant pas réglementé, est difficile à appréhender. Cela irait encore si le volume de CDS sur la Grèce ne correspondait pas à un multiple de la dette réelle. C’est du moins ce que l’on suppose. Par conséquent, un défaut de paiement de la Grèce risquerait de provoquer un arrêt du système financier du jour au lendemain comme celui que nous avons connu après la faillite de Lehman en septembre 2008. C’est bien la raison pour laquelle on négocie une décote « volontaire » de la dette pour épargner le marché des CDS.

Guy :  Mais une décote « volontaire », par laquelle les banques renoncent volontairement à une partie de leurs créances, n’est quand même pas non plus la solution. Comme quelques-uns des plus gros créanciers de la Grèce, tels que la BCE et le Fonds monétaire international, ne sont pas disposés à y contribuer, l’endettement de la Grèce restera beaucoup trop élevé. Qu’en est-il, en fait, des autres investisseurs qui détiennent des titres d’emprunts grecs comme par exemple les investisseurs privés ou les fonds de pension ? Devront-ils aussi abandonner volontairement’ une partie importante de leur investissement ?

Dieter :  En théorie, une décote volontaire de la dette, si elle est suffisante, résout le problème du surendettement. Au lieu de rééchelonner la dette après un défaut de paiement on le fait simplement avant. Il n’est pas non plus dans l’intérêt des créanciers que le litige juridique et politique s’éternise pendant des années comme cela a été, et est toujours le cas, pour l’Argentine. Et puisque de nombreux créanciers sont des banques, il est évident qu’elles souhaiteraient aussi exclure le risque d’une crise systémique.

Mais en cas de décote, il importe que la dette soit ramenée à un niveau qui permette ensuite à la Grèce de repartir sur des bases saines. Un niveau de plus de 120 % en 2020, ce qui est l’objectif discuté actuellement, reste du surendettement. Dans ce cas, la décote n’a évidemment plus de sens. Mais pour atteindre un niveau d’endettement de 50 % par exemple, il faudrait que toutes les institutions, y compris la BCE et le FMI, abandonnent la majeure partie de leurs créances.

C’est dans le caractère volontaire de cet abandon que réside la difficulté. Puisque ce sont les associations de banques, de sociétés d’assurances et de fonds de pension qui négocient pour leurs membres, ces institutions devront bien participer à cette décote « volontaire ». Spontanément, on pense bien sûr qu’il est impossible d’inciter un investisseur à participer de son propre gré à un rééchelonnement de dette. Toutefois, je peux imaginer que les législateurs trouveront la variante adéquate pour que tous les investisseurs privés soient obligés d’y participer (par une éviction (squeeze-out) des petits investisseurs, par exemple, si une majorité y est favorable). « Volontaire » en termes de loi n’a pas nécessairement la même signification que dans le langage courant.

Tu as déjà dit que la BCE et le FMI ne sont pas disposés à contribuer à cette décote volontaire de la dette. Cet aspect est intéressant sur le plan juridique. Dans le cas où la BCE détiendrait les mêmes titres obligataires que l’investisseur privé, l’inégalité de traitement des deux créanciers, si elle était portée devant un tribunal, ne tiendrait guère. Cela signifierait donc que la participation des créanciers publics ou l’annulation du rééchelonnement pour les investisseurs privés pourrait être contestée en justice. Étant donné que quelques hedge funds importants, qui n’adhèrent à aucune association professionnelle, détiennent des obligations grecques on en arrivera peut-être au conflit juridique.

Mais indépendamment de tout cela, il faudrait, comme on l’a dit, que les institutions publiques participent à la décote de la dette pour que la Grèce puisse revenir à un niveau d’endettement normal.

Guy : En résumé :

– Sans décote massive de sa dette, la Grèce ne sortira jamais de la crise

– La décote envisagée actuellement n’est pas suffisante.

– Une décote classique n’est pas souhaitée en raison d’éventuelles répercussions inconnues sur le système financier par le biais du marché des CDS. (Nombre d’experts ne plaident-ils pas depuis des années pour une plus grande réglementation de ce marché ?

En attendant, il reste la possibilité, en contrepartie de promesses que la Grèce ne pourra pas tenir, d’octroyer au pays de nouveaux crédits qu’il ne pourra pas rembourser. Ou bien de ne plus lui donner d’argent, ce qui provoquera un défaut de paiement dont personne ne peut actuellement évaluer les conséquences. On tourne en rond.

(1)      Un CDS (Credit Default Swap) est un contrat de protection financière contre la défaillance d’un émetteur.

Le 16 Février 2012

SOURCE ET REMERCIEMENTS : LE BLOG DE GUY WAGNER

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  1. Le raisonnement ci-dessus ayant tout l’air de traduire un blocage logique du système sollicité, il ne paraît laisser comme issue que la sortie hors de ce système, ce qui n’est jamais impossible : ça s’appelle « lHistoire ». En revanche je frémis devant l’exergue choisie pour allécher sur ce désespoir de la raison économique : il sonne trop nettement entre Wagner et le nazisme pour qu’on ne s’en alarme pas. Il semble que l’humanité en tant qu’espèce aléatoire tendant à se prolonger a toujours misé « génétiquement » sur le parti d’une peur sans fin, toujours supportée, aménagée et surmontée:il n’y a pas le choix. Et les apocalypses qui ont assez tôt séduit, ont toujours proposé un prix exorbitant pour leur prétendues révélations et régénérations élucubrées. Gageons qu’il s’agit là d’une imprudence de langue et nous sommes ramenés au vieil axiome de théorie des jeux : Quand la théorie ne permet plus la décision, il reste le pile ou face, comme conduite rationnelle. Par exemple. Pour éviter le fatalisme aléatoire et un brin d »espérance » au sens de Bloch ou de Benjamin, disons par exemple que l’Histoire nous a pourvus (« nous » à déterminer) d’un capital de valeurs, chèrement acquises au fil des générations, qui nous permettent de savoir quoi « préférer » ou ne pas, dans l’imbroglio de l’apparent indécidable. Mais ce n’est plus là de l’économie, comme « science », prahmatique ou idéologie.

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