Crony Capitalism

Les racines individuelles d’un désastre public: La liberté dans l’irresponsabilité consiste à faire ce qu’on veut et être sauvé par l’argent des autres.

 Les racines individuelles d’un désastre public: La liberté dans l’irresponsabilité consiste à faire ce qu’on veut et être sauvé par l’argent des autres.

Dans «L’argent des autres» (Les Belles-Lettres), Emmanuel Martin explique, à l’aide de quelques principes simples d’analyse économique, comment la responsabilité a déserté les sphères financière et politique. Pour lui, les États régulateurs et les groupes financiers font disparaître, depuis des années, le vrai capitalisme au profit d’un capitalisme de connivence. Parallèlement, la démocratie est devenue une course électoraliste, menant à l’explosion de la dette. L’auteur démontre comment la crise de l’euro et celle des subprimes en sont des conséquences inattendues mais immédiates. Dans un style direct, il conclue qu’il est naturellement plus facile d’être irresponsable quand on joue avec l’argent des autres. 

En économie les problèmes d’information sont aussi cruciaux. Imaginez les millions de décisions qui doivent se coordonner, entre des gens qui ne se connaissent pas. La division du travail apparente est en fait une division de connaissance. Donc l’échange d’informations, sous une forme ou une autre, est nécessaire pour que le monde tourne. 

À bien des égards les prix relatifs, c’est-à-dire les prix qui «bougent» en fonction des mouvements incessants des offres et des demandes, transmettent une information «synthétisée» sur ces mouvements. Ils aident ainsi les entrepreneurs et les consommateurs à prendre des décisions en adéquation avec la réalité des «raretés économiques». 

Exemple: octobre 2011, des inondations monstres déferlent sur la Thaïlande. Au-delà du drame humain, le pays produit un quart des disques durs au monde. Les usines sont englouties, les chaînes de production arrêtées. La production ne pourra pas reprendre avant des mois. Les prix des disques durs s’envolent. L’information de «rareté» accrue est transmise. 

Le système de prix est donc une magnifique machine à distribuer de l’information sur la réalité économique et à «guider» nos actions économiques. 

Sauf que lorsque des autorités bien intentionnées s’ingénient à vouloir manipuler les prix, elles distordent ces signaux et empêchent en définitive la coordination par les prix. Le cas typique est celui du contrôle du prix du lait après une guerre. Du fait de la rareté, les prix augmentent, signalant aux producteurs qu’il faut produire davantage (processus qui prend évidemment un peu de temps). Intolérable: on instaure donc un prix plafond à ne pas dépasser. Résultat: les producteurs n’ont pas la bonne information, du fait du «faux prix», et le processus économique d’adaptation à la demande ne se fait pas, ou peu, d’où la création d’une pénurie. Les bonnes intentions mènent ici encore à un mauvais résultat. 

En fait, pour que la coordination s’opère dans le monde social et économique très complexe dans lequel nous vivons, ces deux problèmes majeurs des incitations et de l’information/connaissance doivent être résolus. Ce n’est pas simple. Il faut un cadre de «bonnes règles» qui permettent de faire en sorte que les incitations des uns et des autres aillent dans le sens de la coopération. Et ces règles doivent «émettre un signal» qui lui aussi mène à la coopération. 

Ces deux problèmes (incitations et information/connaissance) sont en fait les deux piliers de l’analyse économique. Et à leur intersection on trouve, me semble-t-il, la question de la responsabilité, nœud conditionnel de cette coopération sociale. Les «bonnes règles» sont justement celles qui maximisent la responsabilité. 

Revenons à cette idée de connaissance (qui est subjective, «dans ma tête», contrairement à l’information, qui est une sorte de signal objectif). Du fait de la nature physique de notre corps et du monde, nous ne pouvons être qu’à un seul endroit à la fois (même si les communications modernes nous ont donné une sorte de don d’ubiquité). Et en partie à cause de ce fait, nous pouvons avoir la connaissance d’un fait que personne d’autre n’a. Cette connaissance d’une «opportunité» nous permettra d’en tirer un revenu en l’exploitant. Ce n’est donc pas simplement la connaissance scientifique qui compte en économie, mais aussi, et même surtout, la connaissance banale de conditions de marché, d’opportunités de profit. 

Cette idée fondamentale, développée par l’économiste autrichien Friedrich Hayek – comme celle sur le rôle des prix d’ailleurs -, est en fait au cœur du développement: l’essentiel de l’activité entrepreneuriale repose sur ce type de connaissance. Et si je n’ai pas la liberté d’exploiter cette connaissance, presque par définition, je ne le ferai pas, et donc je ne gagnerai pas les revenus qu’elle aurait rapportés. Sans la liberté d’exploiter ces opportunités, je ne me développerai pas économiquement. C’est justement ce message que le jeune vendeur tunisien de fruits et légumes Mohamed Bouazizi, privé de sa liberté de faire des affaires par des autorités corrompues, a voulu faire passer en s’immolant en décembre 2010, déclenchant la vague du printemps arabe. 

À l’occasion de la crise financière, beaucoup ont critiqué le «trop de liberté», l’»ultralibéralisme», le «manque d’État», le «manque de réglementations», etc. Même avec la crise de l’euro, qui a pourtant ses racines essentiellement dans la création d’une monnaie unique éminemment bureaucratique et/ou dans des erreurs de politiques budgétaires, on s’est indigné de la liberté des «spéculateurs» et des «marchés». 

Ce fait est extrêmement important. Et il est en partie une des raisons de l’écriture de ce livre. Il démontre, comme j’essaie de l’expliquer ici, que la majorité d’entre nous non seulement passent à côté des vraies causes de nos déboires actuels, mais, en plus, sont prêts à sacrifier ce qui constitue en réalité notre unique planche de salut: la liberté dans la responsabilité. Ils le font sans doute parce qu’ils l’ont confondue avec la liberté dans l’irresponsabilité, qui consiste essentiellement à être libre de faire ce qu’on veut et d’être finalement toujours sauvé par l’argent des autres. 

Rappelons-nous le passage sur les incitations. En économie, un concept très important est celui de profit. On dit souvent que c’est la pierre angulaire du capitalisme. C’est effectivement la carotte de l’entrepreneur. 

Prenons un exemple. Au Tadjikistan, petit pays enclavé d’Asie centrale, quelque peu corrompu, le taux de taxation sur le profit auquel fait face un entrepreneur est de l’ordre de 85 %. Pas terrible! D’autant qu’en contrepartie, les services publics sont assez peu assurés. L’incitation à être entrepreneur y est donc très faible. 

En revanche, lorsque les entrepreneurs peuvent récupérer, après impôts et contributions, la majeure partie des profits qu’ils ont générés, leur incitation à développer leur activité (et donc créer des emplois, investir, etc.) est évidemment stimulée. Mais il y a un élément tout aussi important que le profit dans le capitalisme: les pertes. Elles constituent le bâton pour un entrepreneur. Certains économistes affirment que le capitalisme sans les pertes et sans le risque de faillite, c’est un peu comme le christianisme sans l’enfer: ça ne peut pas marcher! Le risque de pertes, voire de faillite, agit comme une incitation à éviter de prendre de mauvaises décisions. C’est une condition essentielle de la bonne gestion d’entreprise. 

Ce système de profits et pertes guide véritablement l’activité de l’entrepreneur. C’est une sorte de boussole. Profits et pertes sont des signaux pour qu’il aille dans le sens des besoins des consommateurs. Ils lui transmettent une information sur la nécessité de s’adapter, de changer, de s’améliorer. Et comme l’appât du profit est toujours contrebalancé par le risque de pertes, il y a une limitation systémique des prises de risques excessives, des affaires trop aventureuses. 

Ce système de profits et pertes est donc au fondement de la responsabilité entrepreneuriale. Il fait que les décideurs «jouent leur peau», qu’ils ont un intérêt personnel dans l’affaire. À l’époque romaine, on demandait aux architectes de dormir sous les ponts qu’ils avaient conçus, de manière à les inciter à construire un ouvrage solide. Dans le vrai capitalisme, c’est un peu la même chose: parce que les capitalistes sont des propriétaires, ils mettent en jeu leur propriété lorsqu’ils prennent des décisions, ils ont «a skin in the game» comme disent les Anglais. Ils ont donc tout intérêt à prendre des décisions responsables. 

Mais si à chaque fois qu’une entreprise risque des pertes, l’entrepreneur peut taper à la porte d’un politicien pour lui demander un chèque du contribuable, la boussole ne fonctionne plus: c’est l’ère de la connivence irresponsable. 

En politique, ce système de profits et pertes n’existe pas vraiment. La sanction, c’est l’élection. Mais l’on verra que ce n’est pas aussi simple. Il est quelque peu difficile de faire un parallèle entre l’efficacité économique et une sorte d’»efficacité politique». Cependant, on peut s’accorder pour qu’au minimum la notion de reddition des comptes soit considérée, idéalement, comme centrale à la politique en démocratie. Si des mécanismes institutionnels empêchent cette reddition des comptes d’opérer, alors la démocratie part sur une mauvaise pente – puisque le rôle de l’homme politique est à bien des égards de gérer l’argent des autres étant donné sa fonction de représentation. 

Nous verrons que la démocratie actuelle, et notamment en France, est malade de l’absence de reddition des comptes. Malade d’une overdose d’argent des autres. Malade de l’immixtion du politique dans l’économique, qui a enfanté un capitalisme de copinage. Or, sans responsabilité, la démocratie, comme le capitalisme, ça ne marche pas. 

Il est plus que temps de réinsuffler de la responsabilité dans la démocratie et dans le capitalisme. 

La politique a longtemps été considérée comme un engagement, une profession de foi, un sacerdoce de toute une vie au service du bien public. Elle a quelque peu perdu de sa superbe ces dernières décennies. Les hommes politiques sont de plus en plus vus comme des magouilleurs. 

«Tous pourris», entend-on. Si la réalité, pour la majorité des hommes politiques, est sans doute loin de cette description quelque peu extrême, la politique nous semble bien souvent être devenue un monde désenchanté, très loin des préoccupations autour du bien commun. C’est que, là aussi, l’argent des autres a eu son rôle à jouer et que les incitations sur ce qu’on appelle souvent le «marché politique» ne vont pas toujours dans le sens de l’intérêt commun. 

La politique est un monde cruel, organisé autour d’une compétition permanente dont l’intensité s’accroît brutalement avant chaque élection. Pour être élu ou rester élu, il faut, par définition, des votes. D’où une course aux votes, fondée sur des promesses plus ou moins spécifiques, plus ou moins ciblées, en faveur de tels ou tels intérêts: protections, cadeaux fiscaux, redistributions, subventions, emplois… Problème: l’accumulation de ces «intérêts» génère de véritables groupes de pression ou lobbies bien organisés dont le seul but est de récupérer des faveurs. Du côté de la masse des électeurs, il est bien difficile de détecter précisément la valeur du programme d’un candidat. Au vu des milliers de décisions que celui-ci aura à prendre, il est trop coûteux pour un électeur de se renseigner sur tous ces aspects. D’autant que l’incidence d’un vote est minime, qu’il se peut que le candidat ne soit pas élu ou que, même s’il l’est, il ne respecte finalement pas son programme. À quoi bon ? Alors qu’on décide, par exemple, l’achat de sa voiture neuve généralement sur une recherche sérieuse des caractéristiques des différents modèles, on décide de voter pour un homme politique plutôt sur la base de slogans, d’une vague idéologie affichée ou, bien sûr, de belles promesses.

Emmanuel Martin, économiste mardi, 28.10.2014

http://agefi.com/marches-produits/detail/artikel/la-liberte-dans-lirresponsabilite-consiste-a-faire-ce-quon-veut-et-etre-sauve-par-largent-des-autres-384706.html?catUID=19&issueUID=706&pageUID=21107&cHash=14b1c7f6886e8437ec431ed275bfcccc

7 réponses »

  1. sympathique ce Emmanuel Martin ! Je n en avais jamais entendu parler. Il mériterait plus d exposition dans les media Français….

    • oui, il pense bien, c’est juste dommage que ces évidences n’en soient pas pour celui qui va voter…
      Moi, en revanche, au lire de cette analyse, je trouve que E.Martin fait preuve d’une grande mansuétude à l’égard de nos politicards…

      J’aurais parlé d’escroqueries, de manipulations (la novlangue n’est pas une fatalité).. du but recherché.

      Nous ne sommes pas face à des « incompétents », nous sommes face à une mafia bien organisée et qui sait exactement ce qu’elle fait.

      Le PS à la tête du cercle de l’industrie, ça aurait dû nous interpeller… le PS qui a enrichit ses « Kamarades » en piochant dans le Crédit Lyonnais pour ensuite nationaliser les pertes pour pouvoir privatiser les gains des LVMH, Vivendis, Publicis etc…

      Qui peut croire encore que la France est dans la merde à cause d’incompétents ? pas moi dans tous les cas…

  2. « Certains économistes affirment que le capitalisme sans les pertes et sans le risque de faillite, c’est un peu comme le christianisme sans l’enfer: ça ne peut pas marcher!  »

    cela a commencé avec le risque systemique LTCM
    ce n’est pas à bâle de faire des normes ou aux politiques c’est aussi aux banques elles mêmes
    les banques peuvent aussi choisir d’avoir 2% d’or dans leurs livres plutot que des oblis
    les banques peuvent aussi choisir de ne pas croître de manière debile
    , elles peuvent aussi choisir de lutter contre les Etats et de les boycotter

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