Behaviorisme et Finance Comportementale

Valse légère avec les milliards Par Beat Kappeler

Valse légère avec les milliards Par Beat Kappeler

Gouvernements, experts et médias jonglent volontiers avec les chiffres. La grande mode consiste aujourd’hui à minimiser ou prendre à la légère les milliards de dettes des Etats. Après tout, quelle différence entre «quelques milliards» et «mille milliards»?

Une petite erreur dans un article paru dans la presse alémanique a éveillé mon irritation face à la valse des milliards en cours. L’auteur de cet article écrivait que les marchés financiers se calmeraient seulement après une augmentation du Fonds de stabilisation européen «de plusieurs milliards d’euros». Il pensait sûrement aux 2000 ou 3000 milliards d’euro dont parlent les experts! Car pour sécuriser la dette italienne ou espagnole, de telles sommes semblent nécessaires.

PLUS DE BEAT KAPPELER :

 Des fautes de ce genre peuvent arriver. Mais il ne s’agit pas d’une virgule qui a glissé, non, la faute prend ici la dimension de trois virgules, d’un facteur de mille, et pourtant on ne la remarque pas tout de suite. Pour toute autre information, la faute aurait été décelée. Si l’on avait écrit qu’il y a 165 paysans en Suisse, on aurait tout de suite remarqué l’erreur, car ils sont 165 000. Si l’article avait dit que notre pays compte 7800 habitants, même un correcteur à moitié endormi aurait sursauté.

 Les milliards dont parle la presse échappent à notre expérience de tous les jours. On ne peut rien se représenter de concret avec les 1200 milliards de déficit public américain, ou avec les 780 milliards d’euros pour le paquet de soutien nouvellement ficelé en Europe, même avec l’accord tardif du parlement slovaque.

 Alors, il faut chercher des repères. Pour un million de francs suisses, une jolie petite maison fait encore l’affaire – hors des grandes agglomérations bien sûr. Pour un milliard, on doit déjà se figurer la valeur boursière d’une entreprise de taille moyenne ou grande, par exemple la Banque Cantonale Valaisanne, ou Logitech qui vaut 1,5 milliard. Mais le repère qui relie l’ordre de grandeur du milliard à notre expérience sensible, personnelle, est le calcul suivant: en comptant chaque seconde un franc ou un euro au guichet, trois employés de banque passeraient toute leur vie active à compléter le milliard: huit heures par jour, 47 semaines par an, et plus de 40 ans de loyaux services! Le message peut être lu de deux manières: ou le milliard est une valeur imposante, ou le franc ne vaut plus grand-chose.

 Mais mille milliards sont toujours presque inimaginables. Les Américains, avec leur déficit, passent chaque année presque mille fois Logitech par pertes et profits, ou mille Banques Cantonales Valaisannes. Et encore, ces firmes représentent du capital qui travaille, qui produit davantage. Les déficits étatiques sont, pour la plupart, des dépenses de consommation.

 Une autre réflexion peut ancrer la valse des milliards dans notre vie de tous les jours. On dit que le paquet de soutien de 780 milliards d’euros ne coûtera que 2600 euros par citoyen allemand, l’équivalent d’un salaire mensuel peut-être. Cela peut paraître peu. Mais s’il faut débourser, il faut d’abord gagner, il faut travailler. Mais tout le monde ne travaille pas, même en Allemagne; alors la somme à garantir fait le double par ménage avec un seul revenu, donc 5200 euros. Et comme les Allemands ne vont pas s’arrêter de manger et d’habiter, donc de consommer, il faut retenir le temps nécessaire pour économiser ces 5200 euros net, c’est-à-dire la sueur de deux ou trois ans, sans autre économie personnelle ou sans pouvoir investir ailleurs. Voilà donc le vrai coût de ces transferts éventuels. Ainsi les engagements énormes que prennent les gouvernements Merkel et Sarkozy en ce moment apparaissent au grand jour.

 Des procédés pour minimiser la valse des milliards existent aussi. Les économistes américains, toujours sobres et pragmatiques, écrivent mille milliards sous la forme de 1T$. Ce sont «one trillion dollars» ou 1 000 000 000 000 dollars, une bagatelle.

 Je persiste et je signe, comme il y a une semaine: les autorités occidentales jouent un jeu dangereux avec la monnaie-papier et avec le crédit de l’Etat. Lesquels sont les deux ancres de la civilisation. Quand viendra l’heure où des clauses-or apparaîtront dans les contrats privés, la valse des milliards redescendra sur terre, pire, sous la terre, dans les caves et dans les caches.

source le temps oct11

Laisser un commentaire