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ARMÉNIE, SEULE FACE AU SULTAN

ARMÉNIE, SEULE FACE AU SULTAN

Alors que l’Azerbaïdjan piloté par la Turquie vient de planter le clou du cercueil du Haut- Karabagh, où plane désormais le spectre du nettoyage ethnique, c’est l’intégrité même de l’Arménie qui semble menacée. Et cela sous le regard indifférent ou impuissant des Occidentaux, dont ce conflit révèle les incohérences et les failles.
© SOS CHRÉTIENS D’ORIENT

Les yeux hagards, les réfugiés errent dans des camps dressés à la hâte à la frontière arménienne. Ils viennent de fuir la république autonome du Haut-Karabagh, entièrement occupée par l’Azerbaïdjan suite à une offensive éclair les 18 et 19 septembre derniers. Ils vivaient accrochés à ces montagnes depuis l’époque où les hommes ont une mémoire, « leur tirant leur subsistance et leur rendant leurs morts » écrivait Bernanos dans le Journal d’un curé de campagne. On leur impose aujourd’hui de devenir des Azerbaïdjanais à part entière. La même moue méprisante travaille leurs visages en évoquant cette possibilité. Plutôt mourir.

La débâcle était en route depuis la guerre de l’automne 2020. À sa faveur, l’Azerbaïdjan s’était déjà emparé d’un tiers de la république du Haut-Karabagh, et avait assis sa domination militaire sur son vieux rival arménien, principal soutien du petit État montagneux. Depuis, une paix mal ficelée n’empêchait pas la multiplication des provocations azéries. Bakou avançait ses pions tranquillement, assuré de l’appui du grand-frère turc. Dernier de ses mouvements en date, le blocus du Haut-Karabagh, plus relié à l’Arménie, et par elle au reste du monde, que par un simple corridor depuis les changements territoriaux de 2020. Ce corridor est bloqué par l’Azerbaïdjan depuis décembre 2022. Malgré les protestations de la toujours aussi éternelle communauté internationale, la situation économique et humanitaire commençait à prendre un tour dramatique, et c’est un État asphyxié qui s’est effondré en deux jours en un souffle de son voisin.

Le rêve panturc

Devant des Occidentaux impuissants. En septembre, le Haut-Karabagh était l’entité la plus isolée au monde. Cet isolement découle de celui de l’Arménie, sa grande sœur ethnique, culturelle et confessionnelle. Si l’Arménie orthodoxe est censée bénéficier de la protection de la Russie, le Kremlin brille par son indifférence aux maux arméniens depuis le début de la crise en 2020. Cette neutralité culmine quand le blocus du Haut-Karabagh est mis en place sous les yeux des deux mille soldats russes déployés dans la région pour faire respecter des accords de paix qu’il viole manifestement. Ce revirement russe s’explique par la volonté de ménager la Turquie, en plein essor dans le Caucase. Par ailleurs, l’autoritarisme croissant et la politique expansionniste d’Erdogan tendent à l’éloigner de l’Occident selon une dynamique totalement similaire à celle qui s’impose en Russie, un mouvement que Vladimir Poutine cherche évidemment à accentuer. Ainsi depuis plusieurs années, le Kremlin noue une nouvelle relation avec la Turquie, mêlée de crainte et de séduction, qui la pousse au compromis avec les projets panturcs du néo-sultan.

Si l’Arménie orthodoxe est censée bénéficier de la protection de la Russie, le Kremlin brille par son indifférence aux maux arméniens depuis le début de la crise en 2020.

Or l’Arménie est leur cible prioritaire. Le Haut-Karabagh semble en effet n’être qu’un premier pas, selon de nombreux observateurs. Suite au conflit de 2020, une des revendications principales de l’Azerbaïdjan, soutenue énergiquement par Ankara, a été la création d’un corridor qu’il contrôlerait entre sa capitale Bakou et l’enclave du Nakhitchevan sous sa souveraineté mais dont le sépare une bande de terre au sud de l’Arménie. Ce corridor sous contrôle azéri couperait en deux l’Arménie et accomplirait un des vieux rêves d’Erdogan, l’unification des territoires de culture turque. En effet, l’enclave du Nakhitchevan est frontalière de la Turquie, alors que la portion principale du territoire azéri communique, via la mer Caspienne, avec l’ensemble géographique des peuples turciques (Ouzbékistan, Turkménistan, Kazakhstan, etc.). L’Arménie est donc le verrou qui empêche la formation d’un vaste espace continu rassemblant les peuples de langue turque « d’Istanbul à la mer de Chine » selon l’expression consacrée dans les cercles néo-ottomans, puisque même les Ouïgours en font partie. Comme l’a rappelé Emmanuel Macron lors de son interview télévisée du 24 septembre, c’est bien l’intégrité territoriale de l’Arménie qui est en jeu, à terme.

Kiev plutôt qu’Erevan ?

Face à cette menace grave, quelle est justement la réaction occidentale ? Si la France, historiquement sensible à l’Arménie et foyer d’une large diaspora qui en est issue, multiplie les déclarations de soutien, les réactions de ses partenaires sont trop molles pour avoir abouti sur des actions concrètes. Les cyniques auront tôt fait de reprocher à l’Ouest l’asymétrie de ses réactions envers l’agression russe en Ukraine et turco-azérie au Haut-Karabagh. La remarque est partiellement fondée, bien que simplificatrice. Il est évident qu’une certaine obsession antirusse américaine, anachronisme de la Guerre froide, suivie par les Européens, explique l’ampleur de la réaction à l’invasion russe. Cependant les enjeux géostratégiques ne sont pas comparables. L’Ukraine est un pays de 44 millions d’habitants, riche en matière première, notamment sixième producteur de blé mondial, aux portes de l’Union européenne, alors que l’Arménie, enclavée dans le Caucase, ne compte que 3 millions de citoyens. Par ailleurs, si l’Ukraine est depuis un siècle au moins tiraillée entre Est et Ouest, l’Arménie fait historiquement pleinement partie de la sphère d’influence russe et les Occidentaux ne se sont jamais implantés durablement dans le Caucase. Y exercer une influence soudaine et décisive relève plus du vœu pieux que de la possibilité politique réelle.

Il est évident qu’une certaine obsession antirusse américaine, anachronisme de la Guerre froide, suivie par les Européens, explique l’ampleur de la réaction à l’invasion russe.

On peut malgré tout légitimement regretter un écart entre les possibilités d’action et ce qui a effectivement été mis en place, c’est-à-dire à peu près rien. Cette frilosité occidentale s’explique par plusieurs facteurs. Le premier est la division. Le communiqué de l’Union européenne faisant suite à l’offensive de septembre n’a ainsi pas osé condamner le régime azéri du fait du veto de la Hongrie, pays qui entretient d’excellent rapport avec l’Azerbaïdjan comme avec la Turquie. Par ailleurs, d’autres pays de l’Est de l’Union comme la Pologne ou les États baltes sont toujours méfiants envers l’Arménie, identifiée, même à tort, comme une alliée de la Russie. Quant à l’Allemagne, la forte proportion d’immigrés d’origine turque dans sa population la force à la prudence dans ses relations avec Erdogan et ses proches alliés. Ensuite, la situation géopolitique liée à la guerre en Ukraine a conduit l’UE à des rapprochements inconsidérés avec l’Azerbaïdjan, afin de s’y approvisionner en gaz pour compenser les réductions d’importations en provenance de Russie. La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen rencontrait ainsi en juillet 2022 le président azéri Ilham Aliev pour signer un accord visant à doubler les importations de gaz provenant du pays caucasien en quelques années et le qualifiait au passage de « partenaire fiable ».

Le dossier arménien est révélateur des failles qui grèvent de manière chronique la diplomatie européenne : la division et le manque d’autonomie, aussi bien d’un point de vue militaire qu’énergétique, qui réduit ses marges de manœuvre. Les appels français répétés à la constitution d’une véritable autonomie stratégique européenne, s’ils ont été repris un temps suite à l’épidémie de covid, semblent devoir rester lettre morte suite au regain d’atlantisme lié à la guerre en Ukraine. En attendant, Erevan tremble, et les barbares s’amoncellent aux flancs des montagnes.

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